Un ange frappe à ma porte 

di 

Gaspare Dori



HOURIA


Connaissez-vous la forme de mon lit? Connaissez-vous la forme de mon lit? Non, vous ne connaissez pas la forme de mon lit. 

Il y a des femmes qui rêvent que leur lit ait la forme d’un nuage. Un nuage, haut dans le ciel, libre. Une fois qu’on est sur le nuage, on veut voler, on peut se déplacer d’un village à l’autre. On respire le bonheur. 

D’autres femmes rêvent que leur lit ait la forme d’un cœur. Un cœur, des draps rouges, beaucoup de coussins. Le rouge est la couleur de la passion. On vit et on aime sur un lit qui a la forme d’un cœur. 

Mon lit à moi, n’a pas la forme d’un cœur, ni celle d’un nuage. Mon lit a la forme d’une prison. 

Oui, d’une prison. Vous savez, la prison c’est ce lieu où une fois qu’on est dedans, personne ne s’occupe plus de toi. Plus de famille, plus d’amis, personne. Tu cries, tu hurles ta peine, ta figure et ton corps sont l’image de la souffrance. Personne ne s’occupe de toi. A l’extérieur de la cellule, les gardiens t’observent, échangent un sourire de complaisance. Ils semblent dire: «C’est bien fait pour elle!». 

Et tu continues à hurler, tu n’arrêtes jamais de hurler. Car tu espères, tu espères jusqu’au dernier moment que quelqu’un vienne te sauver, que quelqu’un te libère. Comment est-ce possible que personne ne partage ta souffrance, que personne ne laisse attendrir, que personne ne fasse quelque chose? 

J’étais jeune, je ne connaissais pas le monde. Je n’avais pas encore compris que ma prison, la prison dans laquelle j’avais été renfermée n’avait pas été faite pour des êtres humains. Il s’agissait d’une prison spéciale faite pour des être spéciaux, qui n’étaient plus des individus. Ils l’avaient été à une époque, peut être, mais ils étaient devenus du jour au lendemain quelque chose d’autre. Ils étaient devenus rien. 

Je me souviens encore de l’expression de mon père quand il m’annonça la bonne nouvelle : «Tu dois l’épouser, pas d’histoires, hein! A ton âge, on se marie! Sinon, qu’est-ce que tu vas faire quand je ne serai plus là, hein? Mendier dans la rue, ou pire? » Et oui, mendier dans la rue, ce n’est pas convenable. On risque d’attraper des maladies. C’était un homme peu bavard, mon père. Ma mère a commencé à pleurer en silence, pas une seule larme sur ses joues, mais on aurait dit que ses yeux brûlaient, tellement ils étaient rouges. 

J’ai trépigné, j’ai piaffé… et je me suis renfermée dans ma chambre. C’est drôle, n’est-ce pas? On t’annonce une nouvelle pareille et ta première réaction c’est de t’enfermer dans ta chambre. On aurait dit que je m’entraînais à jouer à la prisonnière. 

«Ça ne sera pas si terrible, ça ne sera pas pire que ton père!». Ca, c’étaient les paroles douces et naïves de ma mère. Elle était tellement habituée, ma mère, à ce monde… un monde où même l’amour est soumis, même les sentiments sont prisonniers. 

Ça ne sera pas si terrible. Oui. Ça ne sera pas pire que ton père. Non, certes, ça ne sera pas pire que ton père. Il vaut mieux ne pas y penser. Les choses viendront toutes seules. 

J’ai toujours aimé la musique, j’ai toujours aimé les sons. C’est étrange. J’ai toujours eu une vraie prédilection pour les sons. Ils restent gravés dans ma tête. Le bouillonnement de l’eau, le bruit du marchand de chaussures, les volets de ma fenêtre qui s’ouvrent… les pas de mon père qui rentre. 

Je n’oublierai jamais le son de la porte qui s’est fermée derrière moi. Un son sec, mais je l’ai senti presque ouaté. J’ai fermé les yeux. Je ne savais pas où j’étais. Je ne connaissais pas la personne qui m’avait achetée. Je ne savais même pas où était la cuisine, où j’aurais pu me laver, et j’avais tellement envie de me laver. C’était comme si cette porte avait été fermée pas une, mais dix, cent, mille fois. Ce son me poursuit encore aujourd’hui. 

Mais je n’avais pas envie d’explorer, je ne voulais pas connaître la maison, je refusais toute forme de familiarité avec les lieux. Je voulais rester dehors. 

Je ne sais pas pendant combien de temps je suis restée dans cette position, immobile, tandis que devant mes yeux se déroulaient un paysage de rêve, des arbres, des champs immenses, des ruisseaux… et la mer, placide, chaude, les montagnes, chargées d’histoires et de sagesse. 

Me ramener à la réalité, il a fallu un coup de fouet. Le premier, bizarrement, il ressemblait à ceux que j’avais reçus de mon père quand je lui avais dit que je n’avais aucune intention de me marier. C’est drôle comme tous les coups de fouets se ressemblent, ils laissent tous la même trace sur la peau. Le même goût dans la bouche. 

Je continuais à me dire, ça ne sera pas pire que ton père. Quand on s’est déjà entraîné pendant un bon moment, ça n’est rien de passer d’un homme à l’autre. On change de propriétaire. Les règles demeurent les mêmes. 
Oui, les règles. Je me trouvais dans un couloir étroit, sans fin. D’un côté, le Mur, élevé, infranchissable. De l’autre, la Loi. Une foule d’interdictions me tenait prudemment loin de ma dignité d’être humain. Ils me rappelaient que nous sommes des bêtes et que nous mourrons comme des bêtes. 

Voilà, je devais marcher sur la pointe des pieds dans la maison de mes parents pour que mon père ne soit pas dérangé par ma présence, pour qu’il puisse facilement m’ignorer, moi, la seule fille, la cause de tous les malheurs de l’humanité. Ou alors quand un jour, d’un seul coup, tous mes livres, coupables de me donner une vision erronée du monde, sont finis dans un grand feu que mon père avait préparé avec le grand soin. «Aucun écrit profane ne doit rester dans cette maison!» Du reste, à quoi ça sert les livres, à quoi ça sert la culture quand tu dois passer tes journées, enfermée dans la maison à prier et à adorer ton souverain ? 

Mais tout ça, ce n’était désormais que des souvenirs. 

Maintenant c’était lui. C’était lui qui imprimait sa rage sur mon dos. C’était lui qui me rappelait ma condition d’animal domestique. C’était lui qui appliquait la Loi. 

Qu’est-ce que tu étais beau. Qu’est-ce que tu étais beau quand tu mangeais. Tu avais faim, certes. C’est naturel, un homme. Tu étais beau… avec toutes tes miettes et les restes de ta bouffe qui finissaient dans les poils de ta barbe hirsute. Les vestiges de ton repas ressemblaient à des insectes en train de marcher sur ta figure. Quel joli spectacle. 

Qu’est-ce que tu étais beau… quand tu t’endormais, satisfait après m’avoir encore une fois vaincue sur ton lit. Tu t’endormais, le ventre gonflé, la bouche grande ouverte, avec ton truc mou et informe… j’ai dit ton lit ? C’est vrai, non, j’aurais dû dire mon lit. Parce qu'il n’aurait jamais pu devenir, il ne sera jamais notre lit. 

Quand ma mère me disait que ça ne sera pas pire que mon père, elle oubliait ce détail. Ma prison maintenant était plus grande, plus spacieuse, même plus confortable. Elle avait la forme d’un lit. Mais je voulais considérer mien, ce lit. Ce lit était à moi. Personne ne pouvait y toucher. J’étais reine dans mon lit. J’étais l’impératrice de ma prison, l’esclave de la barbarie. 

Qu’est-ce que tu étais beau… quand tu m’as découverte pendant qu'en cachette, je regardais la photo de ma mère jeune, la seule photo que j’avais réussie à soustraire à la furie dévastatrice de mon cher père. Ma mère, jeune. Déjà ça, c’était un miracle! Mais ce qui était le plus surprenant, c’est que ma mère ne portait aucun voile. Au contraire, elle était presque nue. Elle était sur une plage. En maillot de bain. Elle souriait. Et, avec elle, il y avait d’autres gens. Tout le monde souriait. C’était donc possible. Cette photo me rappelait qu’il était possible de sourire. Rire, peut-être non. Mais sourire, ça oui, une fois c’était possible. 
Tu étais beau quand tu m’as arraché la photo des mains et que tu l’as déchirée en mille morceaux. Tu l’as presque mangé, devant mes yeux. «Sale pute, les photos sont sacrilèges!» Tu avais toujours des douces épithètes pour moi. Et qu’est-ce que tu étais beau quand tu as voulu imprimer, avec de nouveaux coups de fouets, les sillons sur mon dos et mes jambes. On ne sait pas, les blessures auraient pu se cicatriser depuis la dernière fois, lorsque tu m’as fouettée jusqu’au sang. Il fallait vraiment les rouvrir. Que de compassion! 

Qu’est-ce que tu étais beau, ce matin là, quand je t’ai revu sur mon lit, froid, immobile. Les yeux, ce miroir de l’âme, grands ouverts et vitreux. La gorge marquée d’une rigole de sang. Et dans ta bouche, ah quel chef-d’œuvre! Dans ta bouche, tes culottes sales avec leur contenu immonde! 

Tu étais vraiment beau. 

Mon seul regret, c’est de ne pas avoir pu prendre une photo. J’aurais dû avoir un appareil photo. Mais nous, comme tous ceux qui sont respectueux de la Loi, malheureusement nous n’en avons pas. Mais mon cerveau, qui fonctionnait encore, a su garder cette précieuse image. Puissance de la mémoire!

Et alors j’ai ri. Oui. Tu ne pouvais plus me voler quoi que ce soit. Et, surtout, tu ne pouvais pas me voler l’envie de sourire, de rire. Qu’est-ce que tu aurais fait face à une femme qui ri? Tu l’aurais fait pendre? Ou est-ce que tu te serais contenté de quelques coups de fouet? 

Et alors j’ai ri. J’ai ri fort! Toute ta puissance avait fini dans le néant. Dommage. Moi, je riais, je me tordais de rire, et toi… tu ne pouvais pas. Qu’est-ce que t’étais beau, avec ton teint blanc verdâtre. Malheureusement, tu ne pouvais plus rire. Du reste, tu n’as jamais été capable de rire. La vie est quelque chose de sérieux, nous sommes sur la Terre pour honorer Dieu, faire respecter la Loi. Il n’y a pas de place pour la rigolade. Il n’y a même pas de place pour un léger, très léger sourire. Dommage. 

Une porte s’ouvre. Houria se tourne vers la porte. 

C’est l’heure. 

C’est le moment de faire respecter la Loi. Pauvre Loi, je crois l’avoir vraiment perturbée. Elle, si candide, si immaculée. Il faut une belle lapidation pour qu’elle redevienne sereine. Avec qui j’étais en train de parler? Ah oui, avec mes anges. Oui, ce sont mes deux anges qui sont venus me voir. Ils sont grands et légers, mes anges. Je parlais avec eux. On a bien rigolé. 

Noir.

LILLI


La dame est assise, presque allongée, sur un petit canapé. Elle a l’air ennuyé. Trois bâillements de plus en plus longs.

A quelle heure arrive-t-elle, Lilli?

Un silence. 

Comme d’habitude. En tous cas, il est inutile de s’énerver, elle est toujours en retard. 

Je me ferais bien un café. Mais c’est inutile. Je vais devoir en faire un autre pour Lilli. Elle n’arrête pas de boire du café, Lilli. Elle boit du café et fume des cigarettes. Maintenant elle a même commencé à fumer des cigares. Elle dit que ça fait très femme d’affaires. Et moi, je dis: «Tu vas m’enfumer tous les habits!». Qu’est-ce qu’elle en a à foutre, elle! Ce n’est pas elle qui doit rencontrer les clientes. 

Elle, elle se contente de m’emmener des pulls de mauvaise qualité, deux ou trois jupes pas vraiment à la mode, et puis, c’est à moi de traiter avec les clientes. Elle m’a même apporté des habits avec des défauts de fabrication. Et oui, elle dit qu’on les fabrique au Pakistan ou dans quelque autre «istan».

Après, c’est à moi de les adapter, de les rendre acceptables, parce que mes clientes ne se contentent pas de choses modestes. Elles demandent la plus grande qualité, elles exigent une ligne moderne, jeune. Moi, je fais des chefs-d’œuvre, avec ses petits habits. 

Certes, si devais me limiter aux chiffons que Lilli m’apporte, alors là! Oui, de temps en temps je peux les utiliser… pour quelques clientes qui… bref! Mais ça n’a rien à voir avec les autres choses que je vends! Tu parles, les habits que je vends sont tous griffés, ce sont des choses d’excellente qualité. Des habits de princesse, que dis-je? De reine! 

Et Lilli, qu’est-ce qu’elle fout? Elle fume sur mes habits de reine! Mais maintenant, elle ne m’aura plus, elle n’enfumera plus jamais mes habits. Je vais les mettre dans des plastiques à bulles, comme ça je serai tranquille.

Dieu seul le sait, quels sacrifices ça m’a coûté d’avoir une clientèle aussi splendide… des femmes de médecins, d’avocats, de ministres, d’ambassadeurs, toutes des clientes belles, élégantes, fines, toujours impeccables… un vrai plaisir de les regarder quand elles portent mes habits… la classe! 

Et toi, Lilli, qu’est-ce que tu fous? Tu fumes pour te donner un genre! Tu penses qu’un cigare suffit pour faire femme d’affaires! Mais qu’est-ce que tu peux en savoir, pauvre Lilli… du reste, la classe, on ne peut pas l’acheter au marché… soit on l’a, soit on ne l’a pas. Et si on ne l’a pas, on ne peut pas se l’inventer. 

Un silence. 

Rodolpho! 

Elle joue avec un chien imaginaire. 

Tu veux sortir, mon coco poilu? Nous sommes déjà sortis ce matin, n’est-ce pas mon Rodolphino…? Mais combien de pipi qu’il fait, Rodolphino, combien de pipi qu’il fait! Non, Rodolphino, il n’y a rien à faire, retourne à ta niche, reste calme. On attend des invités. 

Alors, pourquoi tu me regardes avec tes yeux comme des soucoupes? Retourne à ta niche, va! 

Un silence. 

Quand elle vient, Lilli, je lui demanderai de me préparer le café. Ça me semble juste. Avec tout ce que je paie pour ses pauvres vêtements, elle peut quand même prendre la peine de me préparer un café. Oui, je lui demanderai d’aller m’acheter une tarte à la crème avec des pignons de pin. J’adore les pignons. Ils font crac, crac sous les dents. Et quand elle sera rentrée, je pourrais même lui demander de m’aider à ranger la cuisine. C’est normal entre amies, n’est-ce pas?

Rodolpho! 

Soudain, elle se lève et se dirige vers le chien. 

Descends tout de suite de ce placard! Combien de fois je dois te dire qu’on ne touche pas aux habits! Regarde ce que t’as fait! Maintenant je dois même les ramasser. Mais qu’est-ce que j’ai fait, moi, pour avoir droit à un chien aussi peu discipliné? Tu sais, fais gaffe, je peux toujours te ramener là où je t’ai acheté! On m’avait même assuré: «Il est déjà dressé, Madame, ne vous inquiétez pas!». Quel désastre… et tu veux tout de même sortir? Ca ne sert à rien de me regarder ainsi, t’as compris? Tu n’arriveras pas à m’émouvoir. 

Elle se dirige vers la fenêtre.

Et ils continuent de se tirer dessus. Quelle horreur! L’autre jour, ils en ont laissé un sur le trottoir. Raide mort. Entre les voitures garées n’importe où et les morts laissés sur la pavé, on n’arrivait même pas à passer… ils l’ont laissé là toute la matinée. Et les piétons, qu’est-ce qu’ils font? Ils doivent rester enfermés à la maison quand ils n’ont pas de voiture? 

Non, Rodolphino, on ne peut pas sortir maintenant, ce n’est pas prudent. Dehors il fait mauvais. 

Elle retourne s’asseoir. 

Et oui, que de saletés! C’est certainement pas un beau spectacle ce qu’ils montrent à nos jeunes. Les trottoirs, ils sont faits pour marcher dessus. Si on laisse traîner quelque chose par terre, c’est mal élevé, mais il doit tout de même y avoir un service de nettoyage pour s’en occuper. Ou alors on va laisser tout comme ça, et tout le monde s’en fout ? 

De toute façon, le service de nettoyage de la ville ne marche plus comme jadis. Il y a quelques années, c’était vraiment autre chose, avec le tri sélectif. Tu devais jeter une pile? Avec les piles. Tu devais jeter un bout de fer? Avec les métaux. Tout était beaucoup plus ordonné. Dans certaines communes, où les maires avaient un goût esthétique très raffiné, on arrivait même à faire un tri sélectif par couleur… c’était interdit, que je sache, de jeter une vieille chaussure marron dans un récipient pour ordures aux couleurs bleues. Si tu devais vraiment jeter ton vieux soulier, tu devais au moins faire l’effort de trouver un récipient marron, ou beige… ou alors… jaune. D’ailleurs, même la poubelle exige ses règles. 

Aujourd’hui, au contraire, c’est le bordel. On ne comprend plus rien. L’autre jour, je descends dans la rue avec Rodolphe et on entend une explosion. Rodolphino, le pauvre, il a fait un tel saut, il a failli mourir de peur… là, dans mes bras, trésor à sa maman... 

Le fleuriste du coin, qui est au courant de tout ce qui se passe dans le quartier, m’a dit qu’un fou avait jeté une bombe dans le container. Moi, je dis, c’est de la folie! 

Un silence.

Ce sont des gens qui n’ont aucun respect pour le mobilier urbain… faites-la au moins exploser avant, vous pourriez la jeter après dans le container, quand elle est déjà explosée, pas avant. Quelle honte, quelle saleté. 

Un silence.

Et Lilli qui n’est toujours pas là. Avec ses habits d’occase, elle a en plus le courage de se faire désirer. Mais je vais vous la remettre à sa place quand elle arrive. Cette fois-ci, je ne vais pas me taire. 

De toute façon, à six heures, je reçois Madame Oderisi Malefatte. Et Lilli le sait. Elle sait que je ne supporte pas qu’elle soit là quand je reçois mes clientes. Et surtout Madame Oderisi Malefatte, qui pose toujours des questions embarrassantes. Elle s’occupe de bénévolat, Madame Oderisi Malefatte… une association qui s’occupe d’enfants pauvres, ou quelque chose de ce type. 

Elle me pose toujours des questions sur Lilli, Madame Oderisi Malefatte. Qui elle est, ce qu’elle fait, ce qu’elle ne fait pas, et moi qui cherche à l’aider, à cacher ses origines – plutôt disons – modestes. J’invente des parents qui n’existent pas, je justifie son accent de pauvre, et lorsque Madame Oderisi Malefatte l’a rencontrée une fois avec un sac de vêtements, la pauvre Lilli… j’ai du dire qu’elle était mon assistante temporaire. 

Et ça, Lilli le sait ! Mais elle ne veut pas se le fourrer dans la tête, elle n’y arrive pas, c’est plus fort qu’elle. 

Elle se tourne vers la fenêtre. 

Ils continuent à tirer! Mais qu’est-ce qu’ils ont à tirer comme ça? C’est tellement bien d’être ensemble, de bavarder entre amis, de picoler un peu à la limite… 

Ces jeunes n’ont vraiment pas le sens de la mesure. Ils cherchent, ils veulent, ils exigent, ils ne sont jamais satisfaits… ne parlons pas d’éducation. Ils ne savent même pas ce que c’est l’éducation. Heureusement qu’ils ne sont pas tous pareils. Eh non! Les enfants de mes clientes ne s’abaissent pas à frayer avec ces canailles, ce sont des jeunes sages, posés. Bien élevés. Ça n’a rien à voir avec cette racaille. Ici on tire à toute heure… entre la police, les rebelles et les anarchistes… on n’y comprend plus rien. 

Qu’est-ce que ça veut dire, cette rébellion? Mais qu’est-ce qu’il vous manque, vous, les jeunes sans moelle? Vous avez tout ce que vous voulez… qu’est-ce que vous cherchez? Vous voulez encore plus d’argent, plus de bien-être, plus de santé? Mais si vous pétez de santé! 

Elle regarde de nouveau par la fenêtre. 

Tiens, ça y est, ils l’ont fait encore une fois! Ils en ont tué un autre. Celui-ci aussi, ils l’ont laissé là sur le trottoir. Décidément, c’est devenu une manie! Qu’est-ce qu’on doit faire avec ces gens là? Encore un autre laissé là, sur le carreau! 

Un silence.

En plus, si je ne me trompe pas… c’est une femme… Le comble, aujourd’hui même les femmes commencent à faire la révolution, la guerre civile, ou quoi d’autre encore de diabolique… 

Et la ville est encore plus sale…

Un silence. 

Mais… cette femme… il me semble que… c’est … mais c’est Lilli! Ils ont tué Lilli!

Un silence. 

Regarde, là, avec tous ces échantillons qui sont tombés de son sac… 

Un silence.

Rodolphino! Viens, mon gentil chou, allons faire pipi, viens… maintenant, le temps est meilleur. 

Noir.

TR4


TR4 entre sur scène. Habillée de manière très professionnelle, la démarche assurée, l’expression froide, elle s’assoit et commence à travailler sur son portable. 

Erreur de système? Qu’est-ce que ça veut dire, erreur de système. J’ai bien appliqué la procédure d’enregistrement ZT, en clustérisant le fichier de connexion avec l’interface APIX! Quelle erreur de système? 

Elle se connecte avec quelqu’un. Elle n’a besoin ni de téléphone, ni d’oreillette. Son moyen de communication est un micro chip qu’on lui a installé directement dans le crâne. 

Allô, c’est le Département santé technique des systèmes d’information? C’est TR4, secteur Aries, il y a une urgence, il faut que vous vous connectiez immédiatement avec mon terminal. Quoi ? Dans trois minutes et quarante deux secondes? Mais c’est une éternité! C’est inadmissible, passez-moi le responsable de la qualité. 

Elle voit bouger quelque chose devant elle. Il s’agit d’un lézard. 

Ça, c’est quoi? D’où sors-tu, espèce d’animal! Va t-en, t’as compris? Espèce inférieure… tu es dégoûtant… je t’ai dit, va t’en, va t’en! Laisse-moi travailler en paix… mais où es-tu caché? Sache que c’est inutile. De toute façon, tu es une espèce non raisonnante, tu es destiné à succomber tôt ou tard, ne prolonge pas ton agonie. 

J’ai un appel… mince, le chip ne marche pas bien, la réception est très faible… ce matin il n’y a rien qui marche normalement. Allô! Oui, je vous entends. C’est bien le responsable de la qualité ? Non? Ah, c’est vous, chef ? Oui, excusez-moi, je sais que le système hiérarchique d’entreprise est désormais dépassé, mais, vous savez, c’est un reflèxe automati…quoi? Oui, en effet tout à l’heure il y a eu un petit problème, mais rien de grave, cela devrait se résoudre très rapidement, j’attends que le Départment santé-technique se connecte au réseau… ah, ce n’est pas un problème informatique. 

Une interruption de travail, vous dites? 

Ah oui… tout à l’heure j’ai dû chasser un animal d’une espèce non raisonnante et d’aspect ignoble… 

Non, non, je sais, je vous assure que la maison est parfaitement étanche. L’architecte du Département Orion est venu la vérifier la semaine dernière. Elle est parfaite. Les conditions de lumière, d’air et de bruit sont conformes au protocole 25 et permettent une rentabilité journalière de R15. En plus, elle est pratiquement hermétique, aucune possibilité pour des agents extérieurs d’y rentrer. 

Quoi? Que dites-vous? Le niveau de réception est en train de descendre…

Qu’est-ce que vous dites? C’est impardonnable? Oui, vous avez raison, c’est impardonnable, mais il s’est agi de deux minutes… comment? Deux minutes trente huit secondes? Non, ne vous inquiétez pas, j’arriverai quand même à atteindre l’objectif de rentabilité r365. Comment, vous en doutez? Oui, je veux dire, vous savez que je suis une grande travailleuse, n’est-ce pas? Jusqu’ici je n’ai jamais raté un seul objectif 365. Oui, j’ai compris… oui, je vous dis qu’un animal d’une espèce non raisonnante, que j’ai identifié être un… quoi? Le Coordinateur espace-temporel?

Mais c’est vraiment nécessaire? Oui, ce n’est pas la peine de hurler, j’ai compris, c’est nécessaire, d’accord. Oui, rassurez-vous, mon chip parfois a des déficits de réception, mais il est programmé pour se connecter avec cinq cerveaux à la fois, même de niveaux différents… comment? Non, je vous entends, je vous entends… j’ai compris, c’est vous qui organisez la conférence mentale, d’accord. 

Allô? Bonjour, Monsieur le Coordinateur espace-temporel… oui, c’est TR4… vous avez reçu un dossier détaillé sur moi? Je suis accusée d’épisodes répétés d’incompétence et d’insubordination. C’est très grave? 

Non, excusez-moi. Je ne fais pas exprès de répéter ce que vous dites… c’est que… tout cela me semble absurde… comment, violation du code 3 et du protocole 15 ? Je sais bien ce que ça veut dire violation des règles de sûreté. Mais, voyez-vous, c’était un animal d’une espèce dénuée de raison… dangerosité entre d1 et d2… mais non, ce n’est pas un concurrent qui l’a envoyé… non, je vous répète que c’était un animal d’une espèce non raisonnante. Je l’ai même identifié: c’est un lézard. 

Comment le sais-je? C’est simple, il y a quelque temps, durant mes heures mensuelles de lectures sympas… bien entendu autorisées… j’ai feuilleté une revue qui parlait de très antiques usages barbares… à une époque, lorsque le niveau de l’homme était entre moins quatorze et moins quinze, je ne me souviens plus exactement, on utilisait les queues de cet être non raisonnant pour des rituels magiques. Sur la revue il y avait une image de cet animal. 

Oui, Monsieur le Coordinateur espace-temporel, je sais que je vous fais perdre du temps. Oui, je sais, quinze minutes et quarante cinq secondes était le temps maximum que vous pouviez m’allouer. Oui, je comprends que la différence me sera intégralement facturée… oui, certainement… mais non, le lézard n’avait aucune caméra miniaturisée… n’ayez pas peur… non, il n’a pas été envoyé par un concurrent…

Un silence.

Non mais, je serais émotive! Mon taux d’émotivité est à e-quatre, c’est un de plus bas du département ! On me l’a mesuré vendredi dernier. Bien évidemment, j’en suis sûre. Comment? OK, d’accord, vous avez raison, je ne vous interromprai plus, communiquez-moi votre sanction. 

Un silence.

Quoi! La mesure S1! S1 ça veut dire… mais non, c’est affreux, vous voulez dire suspension du travail pendant 24 heures! Mais c’est une mesure qui s’applique aux L3, moi je suis une L5. Vous comprenez, une L5. Comment pouvez-vous imaginer que je puisse… non, je ne voulais pas vous offenser… non… mais, chef, dites quelque chose! Non, je sais. Je vous prie de me pardonner encore une fois. Je ne dois pas vous dire chef. Non, Monsieur le Coordinateur espace-temporel, non… n’ayez pas crainte, je connais… le langage L24. Non, excusez-moi tous les deux, c’est que… cela ne m’était jamais arrivé… c’est que depuis l’époque que j’étais une L2 et que j’avais la fonction week-end, et bien depuis, je n’ai plus arrêté de travailler… et zut! Je n’arrive même plus à prononcer ce mot. 

Mais qu’est-ce que je vais pouvoir fabriquer pendant ces 24 heures pour soulager la douleur? Prescrivez-moi un traitement, un antidote… quelque chose, ne me laissez pas souffrir de cette façon… quoi? Non, mais… la fonction sport? C’est une fonction pour des L2 ou des L1!

Comment vais-je pouvoir m’adapter ? Est-ce qu’il n’y aurait pas… est-ce que vous ne pourriez pas… oui, j’ai compris, la communication est terminée.

Un silence.

Je suppose que je vais devoir me lever. 

Un silence.

Ce serait la seconde fois que je me lève ce matin. La première fois, c’était à cause de ce maudit lézard. Et maintenant ? Bon, ça va, TR4, pas de faiblesses. Contrôle de soi. Jeudi dernier, j’ai eu A+ en self control, ce n’est pas par hasard… non, ce n’est pas par hasard.

Elle se lève.

Voilà, je me suis levée… c’est tout simple.

Elle fait deux pas, puis, d’un bond, elle retourne à son ordinateur.

Une S1! A moi! C’est une honte! Ce n’est pas possible! Une plaisanterie. Bon, je me rassois et je reprends le boulot. On oublie tout. Non, ça ne marche pas. Ils l’ont débranché. Alors, qu’est-ce que je fais? Une S1, à moi, à moi! Comme si j’étais une L2! Moi, qui suis une L5… une S5… pas une S1, à moi, une L5… Merde! Je dois me lever. Eh bien, je vais me lever.

Elle fait encore deux pas.

Je pourrais enclencher la fonction sommeil. Pas facile… la dernière fois j’ai mis deux heures… ça marche quand tu es L3, L4 à la rigueur. Et puis, après c’est toujours plus difficile. Je connais un L6 qui n’arrivait plus à activer la fonction sommeil. On a dû l’opérer. Le problème, c’est que, après l’opération, d’ailleurs parfaitement réussie au Département Icarus, ce type dormait tout debout. On a dû le rétrograder.

Elle essaye de dormir, mais n’y arrive pas. Elle a les yeux fermés, vacille. Pendant qu’elle essaye de s’endormir, l’ordinateur émet des sons.

Ca fonctionne! Ca fonctionne! Je le savais, on ne pouvait pas m’abandonner comme ça. Ca recommence, il repart. Ils ont révoqué la sanction. Plus de S1! Evidemment! Tu es une L5, ça repart! Alors, qu’est-ce que t’attends? Pourquoi tu t’es interrompu encore une fois? 

L’ordinateur joue de la musique.

Et ça, c’est quoi? Fonction musique? Ca, c’est pour un L2, que dis-je, pour une L1! Quelle honte. Quelle honte! Self control, self control. Tu dois résister, tu dois te montrer inflexible. 
Le corps de TR4 commence peu à peu à se mouvoir quasiment transporté par la musique.

Mais qu’est-ce qu’il m’arrive? Qu’est-ce qui se passe? Et ça, c’est quoi? Un enchantement! On m’a envoûté! 

TR4 se lève et continue de bouger. Les mouvements de saccadés deviennent harmonieux, presque dansants. 

Arrête, TR4, ça suffit! Contrôle-toi!

Elle arrive de moins en moins à refreiner cette impulsion incontrôlable.

Alors c’est ça, la punition! C’est le blâme S1 qui m’attendait. Du contrôle, TR4, du contrôle! 

Son visage change graduellement d’expression – on pourrait croire que TR4 éprouve même un certain plaisir. 

Bon, d’accord, dans un moment on va se contrôler. De toute manière, j’ai 24 heures.

Entièrement possédée, elle se laisse aller à une danse effrénée, elle glisse d’un côté à l’autre de la scène.

Ouais…. yes… ouais… ouais… S1… ouais… S1… ouais… L5. 

Vas-y, corps, ne t’arrête pas, ne t’arrête pas, continue, corps, continue!

Elle appuie sur une touche de l’ordinateur. La musique change, elle devient plus rythmée, entraînante.

Ouais… ouais…

Stop, TR4, stop, réfléchis, quelqu’un t’a lancé un enchantement! Il y a deux minutes et vingt quatre secondes, la seule idée de la fonction musique te faisait horreur… et maintenant… tu dois réagir… tu dois absolument faire quelque chose.

Elle se place en connexion mentale avec quelqu’un.

Allô ! Je parle avec le secteur Aries? Oui, passez-moi le Coordinateur 1-bis, s’il vous plaît. Il est occupé… peu importe… passez-moi sa boite mentale, je vais lui laisser un message. Allô chef, oui, bon, chef… écoutez… je voulais vous dire que je regrette ce qui s’est passé, et j’aimerais que vous me rétrogradiez jusqu’à L2, non, mieux, à L1 avec tous les jours la fonction musique obligatoire. Oui, au moins une heure, oui, non, deux heures! Et aussi deux heures de fonction sport. Et puis… vous savez ce que je vous dis : je démissionne, je démissionne! Signé : TR4. Vous voulez savoir comment je vais gagner ma vie? Facile, je vais faire la magicienne… ouais… queue de lézard, aile de chauve-souris, dents de sangliers, on touille le tout. La communication est terminée. Adieu chef.

Ca y est, TR4, tu as réussi. Ouais… ouais… un moment, TR4 : est-ce que tu deviens folle?

Un silence.

Non! Mon lézard, mon beau lézard. Où es-tu? Viens ici… je ne veux pas te faire de mal! Viens vers moi, viens. On va la trouver, ta famille…

Elle ouvre la porte et sort.


FIN