LES TEMPS MODERNES

(l’innocent ou : quelle chaude journée !)

di

Alessandro Trigona Occhipinti

 

Traduit de l’italien par Rémy OTTAVIANO

 

PERSONNAGES :

 

TULLIO (35/45 ans); GIULIANA (30/40 ans); TERESA (30/40 ans); FILIPPO (30 ans); EDITH (25/45 ans).

 

ÉPILOGUE (UN JOUR QUELCONQUE)

 

C’est un jour quelconque, frénétique, chaud, étouffant même, où rien n’arrive par hasard, pas même les choses de la vie : ce sont les Temps Modernes.

Un salon bourgeois : côté jardin, la porte d’entrée ; côté cour, une porte qui donne sur la pièce d’à côté. Il peut y avoir un bar et un téléviseur. Sur le divan, au centre de la scène est assis un homme, TULLIO ; il semble dérouté  et tient sa tête entre ses mains. Derrière lui, GIULIANA, sa femme. L’homme semble plongé dans le désespoir, alors que sa femme s’en prend à lui, elle l’engueule méchamment.

 

GIULIANA : Et alors ?

TULLIO : Je ne sais pas … comment cela a pu arriver !

GIULIANA : Mais comment ça, tu ne sais pas ? Je te le demande !

TULLIO : Tout s’est passé d’une manière tellement confuse, tellement rapide, que moi… l’esprit, la tête, toute la journée devant ce satané … (il montre l’ordinateur)

GIULIANA : Ce satané quoi ?

TULLIO : Rien.

GIULIANA : Rien ?

TULLIO  : Je ne suis rien… je suis un rien.

GIULIANA : Toi ? ( TULLIO, sans la regarder hoche la tête) Et lui ? Où était-il, lui ?

TULLIO : Il était là. Il me regardait. C’était comme s’il me regardait. Mon Dieu ! Les yeux ouverts, les yeux encore ouverts. Fixés sur moi, alors que … (un temps) il me regardait, comme s’il était encore… alors que… " desséché " !

 

Longue pause. GIULIANA sort. TULLIO reste " suspendu " à son désespoir.

 

 

 

 

QUELQUES SEMAINES AUPARAVANT

 

Les lumières " pulsent " ; des bruits étranges agitent l’air, presque imperceptibles, comme des engrenages qui sont en mouvement, qui claquent, presque imperceptiblement… presque. TULLIO semble se secouer, comme s’il se débarrassait de son état d’âme, et… C’est comme si le temps s’était rembobiné en arrière : son attitude, son apparence se sont transformées, muées. Il est très occupé, il scrute des documents, il s’y plonge entièrement. Il prend son téléphone portable, il appelle, puis il se met à râler. Ensuite il allume un ordinateur portable et se met au travail. C’est un homme décidé, très occupé, il semble, peut-être, dès le début, fatigué, mais toujours tenu par une dynamique professionnelle de haut niveau. Derrière lui, apparaît GIULIANA  ; elle a perdu le ton inquisitoire qu’elle avait auparavant. Elle se montre d’emblée comme une femme forte, dynamique, sûre d’elle-même, une femme qui est maîtresse de son temps, qui veut affirmer sa maîtrise du temps, de son temps à elle : " LES TEMPS MODERNES. Avec elle, sa sœur, TERESA. TULLIO amorce un mouvement de tête vers elles.

 

GIULIANA : Encore au travail, avec cette chaleur ?

TULLIO : J'ai pas mal de choses à faire. Pour ce stage, alors…

TERESA : Tu y travailles dur.

TULLIO : J’y travaille dur. Mais, dites-moi, vous, vous ne deviez pas aller au gymnase ? On est samedi…

GIULIANA : Maman ne va pas très bien, et c’est moi qui ai dû m’occuper du "bébé ".

TULLIO : Les suites de son opération ?

TERESA : (se servant à boire) Une baisse de tension, rien de grave.

GIULIANA : Je ne pouvais vraiment pas demander à maman de le conduire chez le médecin.

TULLIO : Certainement.

GIULIANA : Finalement, c’est notre enfant. Et c’est à nous de nous en occuper, de temps en temps.

TULLIO : Ça me paraît juste.

GIULIANA : (le reprenant )Opportun.

TULLIO : (se reprenant) " Opportun ".

GIULIANA : C’est elle qui prend le " bébé ", l’amène chez le docteur, puis chez elle, elle le fait jouer, elle le fait manger, elle le fait dormir.

TULLIO : C’est sûr.

GIULIANA : On ne peut pas toujours compter sur elle. Il faut bien que nous aussi, de temps en temps… (elle se tait)

TULLIO  : Il ne manquerait plus que ça, pauvre femme.

GIULIANA : Tullio, par moment, tu prends des positions qui me déplaisent. Tu es le dernier à pouvoir parler.

TULLIO : Et comment !

GIULIANA : Tu n’es jamais là.

TERESA : Vous n’allez quand-même pas vous disputer en ma présence ?

TULLIO : Giuliana, moi, je travaille, dur. Je suis en train d’organiser un stage, de monter un projet, et…

GIULIANA : Tu penses à ta carrière.

TULLIO : C’est vrai, je pense à ma carrière. Et tout cela se paye, ça, on le savait.

GIULIANA : Oui, mais cela ne te permet pas de parler de cette manière.
TERESA  : Giuliana, Tullio plaisantait.

TULLIO : Je plaisantais.

GIULIANA : Justement.

TULLIO : C’était une plaisanterie.

GIULIANA : Idiote.

TERESA : Idiote.

TULLIO : Je ne voulais surtout pas mettre en cause ta mère.

TERESA : (à GIULIANA ) Tu vois ?

GIULIANA : (à TERESA ) Certaines fois, il a un ton…

TULLLIO : Mea culpa.

TERESA : Allez, Giuliana, il ne s’est rien passé, rien.

GIULIANA : Quand je pense à tout ce que maman fait pour nous…

TULLIO : Saleté d’ingratitude.

GIULIANA : Tout à fait : c’est de l’ingratitude.

TERESA : Il ne voulait certainement blesser personne.

GIULIANA : Et puis, aujourd’hui, ça a été une journée infernale.

TULLIO : N’en parlons pas !

GIULIANA : Toute la journée au tribunal… et puis : Maman.

TULLIO : A propos, et le " bébé ", où est-il ?

GIULIANA : Il dort.

TERESA : Edith l’a couché tout de suite.

TULLIO : Et le médecin, qu’est-ce qu’il a dit ?

TERESA : Gastrite.

TULLIO : Gastrite ? il n’a même pas un an, et il a déjà…

GIULIANA : C’est d’être ballotté à gauche et à droite ; il semble que ça le.. TULLIO : Gastrite ? Incroyable !

TERESA : C’est le mal du siècle.

TULLIO : Je croyais que c’était le cancer.

GIULIANA : Quoi ?

TULLIO : Eh bien non, c’est la gastrite.

TERESA : On fait des découvertes tous les jours.

TULLIO : Eh oui.

EDITH : (voix off) Madame…? Madame… ?

TULLIO : C’est Edith.

GIULIANA : C’est Edith . Elle m’appelle. Le " bébé " doit avoir besoin de moi. (elle sort)

TULLIO : Ce que c’est qu’une " maman ".

 

TULLIO et TERESA restent seuls ; ils se regardent, quelque peu embarrassés.

 

TULLIO : Comment ça va, toi ?

TERESA : Comme l’autre soir, quand tu m’as laissée.

TULLIO : La réunion a fini très tard, alors…

TERESA : Tu aurais pu m’appeler.

TULLIO : Je voulais le faire, mais…

TERESA : Le travail.

TULLIO : Le travail, la réunion, la tête ailleurs. Et puis, cette chaleur.

TERESA : Giuliana aussi était inquiète.

TULLIO : Oh, elle est toujours inquiète.

TERESA : Elle ne vit pas le moment présent.

TULLIO : Alors que toi, par contre ? …

TERESA : Beaucoup trop.

TULLIO : C’est ton choix.

TERESA : C’est mon choix. Un choix convenable, raisonné, bien pensé ? C’est comme ça qu’on dit ?

TULLIO : Oui, c’est bien comme ça.

TERESA : A la bonne heure, Monsieur l’ingénieur ! A la bonne heure. Et puis, tu me le diras, quand ton moment présent arrivera. Va savoir si on ne doit pas se rencontrer quelque part.

TULLIO : Peut-être demain.

TERESA : (se dirige vers l’entrée) Fais attention, homme : ton avenir est déjà passé.

TULLIO : Qu’est-ce que tu veux dire ?

TERESA : L’autre soir, c’était un temps, aujourd’hui c’en est un autre, demain en sera un autre encore. (elle sort)

TULLIO : … ?

TERESA : (se retournant) Ne te dérange pas. C’est inutile. Je connais le chemin.

TULLIO : (se lève et se dirige vers elle) Excuse-moi, Teresa. Je me suis embrouillé, et puis…

TERESA : (repoussant TULLIO) Ca t’arrive un peu trop souvent, ces derniers temps.

TULLIO : Quoi donc ?

TERESA : De t’embrouiller.

TULLIO : C’est seulement…

TERESA : Le travail, le stress, la chaleur. Retourne donc à ton travail, sois sage, sinon, va savoir à quoi Giuliana pourrait bien penser.

TULLIO : La vérité ?

TERESA : Si elle existe… la vérité (elle sort)

 

TULLIO demeure déconcerté pendant un instant, puis retourne à son travail.

 

GIULIANA : Et Teresa ?

TULLIO : Elle est partie. Elle te salue.

GIULIANA : Il fallait que je lui parle.

TULLIO : Du bureau ?

GIULIANA : Quelques informations.

TULLIO : Des problèmes ?

GIULIANA : Et pas qu’un peu. Sous le prétexte de ma maternité, Filippo a pris les choses en main.

TULLIO : C’est lui qui gère le bureau ?

GIULIANA : Il a comblé le vide que moi…

TULLIO : Le " bébé ".

GIULIANA : …j’avais créé avec ma maternité.

TULLIO : Et il en a profité.

GIULIANA : Il a comblé le vide.

TULLIO : Ça, c’est de la reconnaissance ! Avec tout ce que vous avez fait pour lui !

GIULIANA : Il a fait ce que n’importe qui aurait fait. Même dans un bureau d’avocats il existe des règles, et, quand quelqu’un fait défaut, il y en a toujours un pour…

TULLIO : Faire carrière.

GIULIANA : …pour faire carrière.

TULLIO : Alors ?

GIULIANA : Il va falloir que je fasse quelque chose.

TULLIO : Un piège ?

GIULIANA : Trouver un terrain d’entente, un moyen de vivre ensemble.

TULLIO : Une conférence de Yalta ?

GIULIANA : Oui : Yalta.

TULLIO : Roosevelt et Staline qui se partagent les restes du Cabinet " Scordio & Scordio ". Coup de chance, tu es une des filles Scordio, sinon…

GIULIANA : Je serais déjà dehors.

TULLIO : Eh oui !

GIULIANA : De toutes façons, mon père ne jure plus que par Filippo !

TULLIO : Ça a beau être un type très bien, moi, je n’ai jamais pu le supporter. Cette manière de faire : toujours à faire copain-copain.

GIULIANA : C'est un excellent avocat. Et il veut faire carrière.

TULLIO : A tes dépens .

GIULIANA : Pour commencer. Le Droit, il en bouffe à tel point qu’il en joue comme toi tu joues avec ton ordinateur. Le fait que je sois la fille du patron ne veut rien dire. D’accord, personne ne pourra me ficher dehors, mais je dois quand même faire attention.

TULLIO : Alors, un piège.

GIULIANA : Pour l’instant, il est à Milan pour une affaire. Il revient jeudi. Je l’ai invité à dîner ici, à la maison, samedi prochain.

TULLIO : Samedi ? Il y a un match, samedi.

GIULIANA : Et alors ?

TULLIO : Je voulais le regarder.

GIULIANA : Tu sais ce que j’en ai à faire, du match ?!

TULLIO : C’est l’équipe nationale.

GIULIANA : C’est ma vie professionnelle.

TULLIO : Je comprends, mais …

GIULIANA : Par contre, quand il s’agit de l’équipe de foot…. Là…

TULLIO : Tu as raison, mais…

GIULIANA : Quand tu m’obliges à venir en week-end avec tes responsables de secteur.

TULLIO : D’accord.

GIULIANA : Les voyages offerts avec tes collègues.

TULLIO : Je capitule : il vient à quelle heure ?

GIULIANA : Ils viennent. Il y aura aussi Teresa. Je ne pouvais absolument pas la tenir à l’écart.

TULLIO : Une véritable conférence de Yalta !

GIULIANA : Il n’y avait pas aussi Thatcher, à Yalta, le Premier Ministre anglais ?

TULLIO : Thatcher est arrivée quarante ans plus tard. A Yalta, il y avait Churchill.

GIULIANA : Churchill ? Thatcher ? Quelle importance?

TULLIO : Aucune.

GIULIANA : Justement. Donc, ne commençons à pinailler, et occupons nous de samedi.

TULLIO : Bien sûr, samedi. A quelle heure est-ce qu’ils viennent ?

GIULIANA : Ne t’en fais pas. Filippo aussi voudra voir le match.

TULLIO : Heureusement.

GIULIANA : Lui aussi, donc…

TULLIO : Filippo vient seul ? à part Teresa ?

GIULIANA : Seul.

TULLIO : Et celle avec qui il était ?

GIULIANA : Larguée.

TULLIO : Celle-là aussi ?

GIULIANA : Filippo restera célibataire endurci.

TULLIO : Comme ta sœur !

GIULIANA : Eux, ils tiennent à leur liberté.

TULLIO : Pas d’enfant, pas de sentiment, ni rien : seulement des distractions. Comme ça, ils gardent les mains libres.

GIULIANA : Comment ?

TULLIO : En n’ayant pas de limite.

GIULIANA : A quoi fais-tu allusion ?

TULLIO : J’ai bien remarqué la façon dont il te regarde.

GIULIANA : Ne sois pas jaloux.

TULLIO : Je ne suis pas jaloux. Je voulais seulement dire…

GIULIANA : Filippo a toujours été très correct avec moi.

TULLIO : Il est toujours collé à toi.

GIULIANA : Il m’a toujours respectée.

TULLIO : Bien sûr : tu es une des filles du patron du Cabinet d’avocats " Scordio & Scordio ", donc…

GIULIANA : Il m’aurait respectée de toutes façons.

TULLIO : Il l’a fait… comme par hasard, seulement pour ça.

GIULIANA : Je ne te supporte pas quand tu es comme ça.

TULLIO : Dès que j’aborde le sujet du bureau, tu…

GIULIANA : J’ai ma dignité de femme.

TULLIO : …te fermes comme une huître.

GIULIANA : Je ne permets à personne de mettre en doute mon travail, mon professionnalisme.

TULLIO : Tu es une femme forte.

GIULIANA : J’ai mon orgueil.

TULLIO : C'est pour ça que je t’ai épousée.

GIULIANA : Seulement pour ça ?

TULLIO : Pour ça aussi (il la serre contre lui) aussi.

GIULIANA : Non, Tullio, pas maintenant. Laisse-moi passer. Je vais voir le " bébé ". Je ne voudrais pas …

TULLIO : La gastrite ?

GIULIANA : Pauvre " bébé " ! (elle sort)

 

TULLIO reste seul. Son téléphone portable sonne. Il répond.

 

TULLIO : Comment ? Qui ? Maria ? Bien. Bien. Très bien. Fantastique. Excellent. (il raccroche) Et merde !

GIULIANA : (elle entre) Qui était-ce ?

TULLIO : Maria.

GIULIANA : Ta secrétaire ?

TULLIO : Oui.

GIULIANA : Des problèmes ?

TULLIO : Le directeur l’a appelée. Il dit que le projet a démarré.

GIULIANA : Quel projet ?

TULLIO : La nouvelle informatisation des Chemins de Fer.

GIULIANA : C’est bien, non ?

TULLIO : Ils m’impliquent de plus en plus.

GIULIANA : Impeccable !

TULLIO : Ils vont me faire un pont d’or.

GIULIANA : Formidable ! Comme ça on pourra s’acheter…

TULLIO : Sauf, que je n’y arrive pas.

GIULIANA : (son visage s’assombrit) Pourquoi ?

TULLIO : En Juin, il y a la formation professionnelle. Financée par l’Union Européenne.

GIULIANA : Tu y tenais tellement !

TULLIO : Ce qui m’embête, c’est la superposition des dates. Je risque de me retrouver noyé par tous les engagements pris en même temps.

GIULIANA : Le projet démarre quand ?

TULLIO : En Septembre.

GIULIANA : Alors, tu pourrais…

TULLIO : Je dois étudier ça de près, suivre le stage, préparer les assistants.

GIULIANA : Un beau bazar !

TULLIO : Il faudra que je me prenne une semaine de vacances. Pour tout organiser ! Comme ça, je pourrai me consacrer, en toute tranquillité, aux Chemins de Fer.

GIULIANA : C’est une idée.

TULLIO : Sauf que je grille une semaine de congé.

GIULIANA : Il faut optimiser ton temps.

TULLIO  : Bien sûr. Sauf que je suis fatigué, terriblement fatigué. Et puis, avec cette chaleur… J’aurais vraiment besoin d’une vraie semaine de tranquillité.

GIULIANA : Le mois d’Août n’est pas loin.

TULLIO : C’est ça qui me sauve.

GIULIANA : Tu te reposeras.

TULLIO : Reste encore à savoir si j’y arriverai.

GIULIANA : N’exagère pas. D’accord, tu es stressé, mais je crois que ce n’est pas au-dessus de tes forces.

TULLIO : Si tu savais !

GIULIANA : En vacances, on ne fera que se reposer.

TULLIO : Chez tes parents ?

GIULIANA : On ira chez eux, au bord de mer. Ça lui fait du bien, au " bébé ".

TULLIO : C’est vrai, le " bébé " ! Adieu vacances sous les tropiques !

GIULIANA : Un enfant, ça te change la vie. D’ailleurs, on le savait.

TULLIO : Parfois, je me prends à penser… peut-être qu’on aurait mieux fait d’attendre encore un peu .

GIULIANA : Encore ? Moi, j’ai trente-six ans, et puis toi… on pouvait finir par ne plus pouvoir en avoir. Tu as vu les Galiffa ?

TULLIO : Non, certes. Tu as raison. On ne pouvait pas attendre plus. Il était temps. Sauf qu’avec tout le travail que nous avons, toi le Cabinet, moi la Société… il me semble que …

GIULIANA : Tu regrettes ?

TULLIO : Je voudrais seulement être plus tranquille, mieux gérer mon temps et pouvoir en consacrer un peu au " bébé ".

GIULIANA  : Je le sais que tu es un gros tendre.

TULLIO : Disons que je voudrais bien l’être.

GIULIANA : Tu y arriveras. (elle s’apprête à sortir)

TULLIO : Tu me laisses seul ?

GIULIANA : Tu… tu dois travailler. Les Chemins de Fer, le stage…

TULLIO : Alors que j’aimerais plutôt…

GIULIANA : (sortant) Les Chemins de Fer, le stage…

TULLIO : Les Chemins de Fer, le stage… et merde !

 

TULLIO se plonge dans son travail. Sonnerie du téléphone portable. TULLIO répond.

 

TULLIO : Ah ! c’est toi ? Oui. Maintenant, oui, je suis seul. Comme toi ? Non, pas du tout. Oui. Giuliana est à côté. Avec le " bébé ". Oui, moi aussi. Faire l’amour avec toi. Si le travail le permet.

 

TULLIO sort. Changement de lumières. Les engrenages recommencent à " chatouiller" l’air : l’atmosphère.

 

 

UN AUTRE JOUR

 

 

GIULIANA et TERESA entrent.

 

TERESA : Alors, ce dîner, c’est pour quand ?

GIULIANA  : Pour samedi. Il y aura : toi, moi, Tullio et Filippo.

TERESA : Tullio ?

GIULIANA : Oui.

TERESA : Si son travail le permet.

GIULIANA : Il est tellement pris en ce moment. Tellement de travail, trop ! Il a une série d’engagements qui se concentrent. Que du très bon, mais…trop !

TERESA : Et puis, avec cette chaleur.

GIULIANA : Pauvre Tullio.

TERESA : Pauvres de nous, oui ! (elle se sert à boire)

GIULIANA :A propos, j’oubliais. (à voix haute, en direction de la pièce d’à-côté) Edith ? Edith ?

EDITH  : (elle entre) Oui, Madame ?

GIULIANA : Edith, combien de fois devrai-je te répéter que je veux que tu m’appelles " Maître " ?

EDITH  : Oui, Maître, excusez-moi, Maître. Je ferai comme dit Madame " Maître ".

GIULIANA  : Ecoute, Edith, fais manger le " bébé ", puis couche-le, passe l’aspirateur, la cire, fais la vaisselle, prépare le dîner et range ma chambre. O.K. ?

EDITH  : A vos ordres, Madame " Maître ". (elle sort)

TERESA  : Tu n’oublies pas quelque chose ?

GIULIANA  : Tu as raison. Edith ?

EDITH : (elle revient) A vos ordres, Madame…Maître

GIULIANA : Le plus important : prépare-moi un bain, un bon bain chaud. J’en ai bien besoin.

EDITH : Tout de suite, Maître Madame. (elle s’apprête à sortir)

GIULIANA : Edith, excuse-moi, et Monsieur ?

EDITH : Il a téléphoné : il dit qu’il rentrera tard, ce soir.

GIULIANA : Je l’aurais juré !

EDITH : Une réunion. Ne l’attendez pas pour dîner. Puis, il a dit qu’ il lui tarde de rentrer, qu’il vous aime, et smack . (elle sort)

TERESA : Smack ?

GIULIANA : Comment ?

TERESA : Il a dit: "smack".

GIULIANA : Ah, ça! C’est une manière affectueuse de dire: bisous.

TERESA : Affectueuse ?

GIULIANA : Comme dans les bandes dessinées.

TERESA : Affectueuse.

GIULIANA : Oui : affectueuse.

TERESA : A moi, il ne me l’a jamais fait.

GIULIANA : Qui ?

TERESA : (elle se reprend) Non, rien. (elle ment) Je dirais que moi, personne ne m’a jamais dit "smack".

GIULIANA : Ce n’est qu’une manière affectueuse…

TERESA : On m’a toujours fait du gringue, des avances, des jugements divers, genre lourds, voire vulgaires, mais….

GIULIANA : Un mot affectueux.

TERESA : Smack, ça, jamais, personne.

GIULIANA : Ça, c’est parce que tu n’as jamais été avec un mec doux comme Tullio.

TERESA : Ça, c’est toi qui le dis.

GIULIANA : Tu veux dire que toi aussi… ?

TERESA : Un gentil, affectueux, j’en ai un, moi aussi…

GIULIANA : Et qui est-ce ? Si je peux me permettre.

TERESA : Tu ne le connais pas

GIULIANA : Ne me dis pas que c’est celui qui a la Porsche ?

TERESA : Pas du tout.

GIULIANA : Celui de la villa aux Canaries ?

TERESA : Tu rigoles, c’est un pèquenot.

GIULIANA : Et alors ?

TERESA : Un nouveau.

GIULIANA : Tu ne m’en as jamais parlé.

TERESA : Je n’en ai pas eu le temps.

GIULIANA : Et, il est mignon ?

TERESA : A mourir.

GIULIANA : Il t’aime ?

TERESA : C’est la passion.

GIULIANA : C’est important.

TERESA : C’est tout. Tu sais ce que j’en pense.

GIULIANA : Et, il est riche ?

TERESA : Ca commence à venir.

GIULIANA : Alors, c’est le bon !

TERESA : Tu plaisantes ?

GIULIANA : Ne me dis pas que…

TERESA : Il est marié.

GIULIANA : C’est dommage.

TERESA : Pas tant que ça.

GIULIANA : Il peut toujours divorcer.

TERESA : Ca ne serait pas si facile.

GIULIANA : Il a des enfants ?

TERESA : Oui. (elle réfléchit, puis elle ment ouvertement) Non. Je veux dire : non, il n’en a pas.

GIULIANA : Et alors ?

TERESA  : Il a une femme… (elle invente) Oui, sa femme est malade, très malade.

GIULIANA : Elle va mourir ?

TERESA : Peut-être. Peut-être que oui. Enfin, sûrement.

GIULIANA : La pauvre !

TERESA : Et c’est mieux comme ça.

GIULIANA : Comment ?

TERESA : Tu sais ce que je pense du mariage.

GIULIANA : Adieu la liberté !

TERESA : La marche nuptiale qui te conduit, après, le soir, seule à la maison comme une vieille soupe réchauffée. Et l’autre qui rentre, fatigué, abruti, et qui te dégueule dessus toutes ses frustrations, ses névroses.

GIULIANA : Et lui, comment est-il ? Ennuyeux ? frustré ?

TERESA : Pour le moment, non. Quand il le sera, ça voudra dire que je l’aurai déjà quitté ; depuis longtemps. Je ne suis pas masochiste.

GIULIANA : Mais si il te plait ?

TERESA : Lui ?

GIULIANA : Tu peux quand-même supporter qu’il se défoule ou qu’il soit de mauvaise humeur. C’est normal, ça.

TERESA : Et toi, tu supportes ça, de Tullio ?

GIULIANA : Difficilement.

TERESA : Alors ?

GIULIANA : Et lui, comment est-il ?

TERESA : " Mignon ", " affectueux " (elle réfléchit, puis change de ton) sensuel, excitant…

GIULIANA : Ce n’est quand-même pas le fait qu’il soit marié qui…

TERESA : Qui m’excite ?

GIULIANA : Le goût de l’intrigue.

TERESA : Ça, je ne l’ai pas encore compris. Quand j’aurais trouvé, tu seras la première à le savoir. En attendant, je profite de la vie.

GIULIANA : Peut-être que tu rates quelque chose.

TERESA : " Smack " ?

GIULIANA : " Smack ".

TERESA : Peut-être. Mais, en attendant, regarde les avantages que j’ai : je baise quand et comme je veux. Avec les hommes qui passent par là, avec ceux que je veux. Et je ne me retrouve pas le soir avec un mec qui me décharge toutes ses angoisses. J’en ai assez avec les miennes.

GIULIANA : Et tu bois.

TERESA : Juste ce qu’il faut pour être gaie.

GIULIANA : Disponible.

TERESA : Juste ce qu’il faut pour aller de l’avant.

GIULIANA : Te noyer.

TERESA : Certainement pas dans l’ennui. Ou dans la dépression.

GIULIANA : Ça, c’est toi qui le dis.

TERESA : Je ne vois personne d’autre qui puisse se permettre de le faire.

GIULIANA : Par moments, ton cynisme est désarmant.

TERESA : Pourquoi ? (méchante) Et tu crois être si différente de moi ?

 

Les deux femmes se défient du regard.

 

GIULIANA : Très différente, peut-être pas. Mais moi, je pense, je crois que je me suis posé des limites.

TERESA : L’hypocrisie ?

GIULIANA : Tu me trouves hypocrite ?

TERESA : Non, pas toi.

GIULIANA : La société.

TERESA : Ce n’est pas à moi de faire la morale. Et, d’ailleurs, ça ne m’intéresse pas.

GIULIANA : Et alors ?

TERESA : Aujourd’hui, il n’y a plus de limite, et il vaut mieux ne pas en avoir.

GIULIANA : Tu en es convaincue ?

TERESA : Moi, je fais ce que je veux. Je suis belle, riche…

GIULIANA : Une femme moderne !

TERESA : Une femme qui gère son temps, sa vie à elle.

GIULIANA : Les Temps Modernes ?

TERESA : Toi aussi, tu es une femme moderne, maîtresse de ton temps.

GIULIANA : Sauf que moi, je me suis arrêtée à la limite.

TERESA : Les principes ?

GIULIANA : Oui, les principes.

TERESA : Si tu en as, je ne m’en suis pas rendue compte.

GIULIANA : Tu ne peux pas dire ça. Je suis une femme, une avocate, une avocate estimée, admirée, qui applique la Loi, le Droit…

TERESA : Ce n’est qu’une question de métier : ça sert à ne pas gâcher des intérêts. Ou bien, tout au plus, à les affirmer.

GIULIANA : Là, on est en plein délire.

TERESA : Et on le sait : si le client est satisfait, il paye, et il paye bien. Sinon…

GIULIANA : Pas de justice ?

TERESA : Ce n’est qu’un vice de forme.

GIULIANA : Je n’aurais jamais cru que toi, un jour, tu puisses dire que tu penses certaines choses. De moi, de nous…

TERESA : Si, en plus, tu parles du mariage…

GIULIANA : Justement.

TERESA : Tout le monde sait que le mariage ne dure pas longtemps : pas plus longtemps qu’une messe.

GIULIANA : Tullio ?

TERESA : Ah ? il s’appelle comme ça ? Je n’y avais pas fait attention.

GIULIANA : Et le " bébé " ? Qu’est-ce que tu en fais, du " bébé" ?

TERESA : Nous y voilà. C’est ça, ta limite, ta véritable limite.

GIULIANA : C’est lui ?

EDITH : (voix off) Madame ?

TERESA : Ta véritable, ta seule limite.

EDITH : (voix off) Madame ? (elle tousse) Maître? Madame Maître, venez. Le " bébé " refuse de manger. Il vous réclame, vous, Maître.

GIULIANA  : Ma limite. (elle sort, paraît vaincue).

TERESA  : N’oublie pas de lui présenter la facture.

 

TERESA , contente d’elle, regarde autour d’elle, toujours occupée à boire quelque chose.

 

TERESA  : " Smack " ? Ridicule ! " Smack". (elle sort)

 

 

QUELQUES JOURS PLUS TARD

 

 

Jeux de sons et de lumières. Entrée de TULLIO, très affairé : il feuillette des documents, consulte des manuels, prend des notes, branche un ordinateur portable. Le téléphone sonne, il semble ne pas entendre la sonnerie.

 

GIULIANA  : (voix off) Tullio ? Tullio ? Tu réponds ?

 

TULLIO semble ne se rendre compte de rien

 

GIULIANA : (elle entre et va répondre) Allô ? Oui, Oui (elle apporte le téléphone à TULLIO ) C’est pour toi. C’est Maria.

 

TULLIO la regarde, surpris.

 

TULLIO  : Maria ?

GIULIANA  : Maria.

TULLIO  : Maria ?

GIULIANA  : Maria.

TULLIO  : Qu’est-ce qu’elle veut ?

GIULIANA : Elle te demande.

TULLIO : Maria ?

GIULIANA : Maria.

 

TULLIO répond au téléphone pendant que GIULIANA sort.

 

TULLIO : (au téléphone) Maria ? C’est Tullio. Quoi ? Quoi ? Put…

 

TULLIO raccroche et réfléchit. Puis, pris de frénésie, il se met à passer des coups de téléphone. Chaque fois que quelqu’un répond, on entend seulement TULLIO dire : Allô ? Le reste de la conversation est submergé par des bruits, des sons divers, ou même de la musique. Mal à l’aise, TULLIO s’assied.

Entrée de Giuliana.

 

GIULIANA : Qu’est-ce qu’elle voulait, Maria ?

TULLIO : Le Professeur Talice, il ne peut plus venir, pour le stage.

 

Froid glacial

 

GIULIANA : Le professeur Talice ? Mais tu avais centré tout le stage sur lui.

TULLIO : Et lui, il ne peut pas venir.

GIULIANA : Et pourquoi ?

TULLIO : Il est invité à New-York, à une conférence sur la faim dans le monde.

GIULIANA : Un prof d’informatique pour une … sur la faim dans le monde ?

TULLIO : Le professeur Talice, c’est un nom important.

GIULIANA : Je sais bien que c’est un nom important, mais ça ne me paraît pas très logique de l’inviter à une conférence sur la faim dans le monde.

TULLIO : Il n’y a rien de logique là-dedans. Maria me disait qu’ils avaient demandé Benigni.

GIULIANA : Le comique ?

TULLIO : Oui.

GIULIANA : Pour la conférence ?

TULLIO : Il est en train de tourner un film, et donc il ne peut pas y aller ; alors, au ministère on leur a parlé du Professeur Talice, et lui était d’accord.

GIULIANA : Mais lui, qu’est-ce qu’il a voir avec ça ?

TULLIO : Il est très connu. Ça arrange tout le monde, alors on l’envoie là-bas. Et les compétences, on se les fout au cul.

GIULIANA : Et c’est toi qu’ils ont baisé ?

TULLIO : Et c’est moi qu’ils ont baisé !

GIULIANA : Et maintenant, qu’est-ce que tu vas faire ?

TULLIO : Il faudra que j’annule le stage.

GIULIANA : Annuler le stage ? tu es fou ?

TULLIO : Si le Professeur Talice ne vient pas, le stage n’a plus de raison d’être.

GIULIANA : Mais, l’Union Européenne a déjà débloqué les crédits ?

TULLIO : L’avis d’attribution est arrivé juste hier.

GIULIANA : Mon Dieu, tout cet argent !

TULLIO : Mon Dieu, tout cet argent.

GIULIANA : Et toi, tu ne peux pas…

TULLIO : Le remplacer ?

GIULIANA : Il devrait bien y avoir quelqu’un.

TULLIO : Un comique ?

GIULIANA : Tu peux toujours essayer. Si, à New-York, ils demandent un professeur d’informatique pour une conférence sur la faim dans le monde, toi, tu peux mettre un comique à un stage d’informatique, non ?

TULLIO : Ne sois pas ridicule.

GIULIANA : Je ne suis pas ridicule, j’essaie seulement d’être pratique.

TULLIO : Pratique ?

GIULIANA : Appelle cette bonne à rien de Maria, et dis-lui de téléphoner à…

TULLIO : C’est déjà fait.

GIULIANA : Et alors ?

TULLIO : Maria m’a dit qu’on est samedi.

GIULIANA : Et alors ?

TULLIO : Elle est chez elle.

GIULIANA : Qu’elle aille au bureau, et…

TULLIO : Elle dit que ça attendra lundi.

GIULIANA : Attendre lundi ? Tu crois que… Mais il faut qu’elle aille au bureau et qu’elle appelle tout de suite le député Arborio !

TULLIO : Elle a dit qu’elle démissionne. Elle n’en peut plus de travailler comme ça. Elle dit que je lui rends la vie impossible, qu’elle stresse, et… qu’elle n’en peut plus.

GIULIANA : Vire-la.

TULLIO : Son mari est au chômage.

GIULIANA : Vire-la.

TULLIO : Elle a une fille de trois ans.

GIULIANA : Vire-la.

TULLIO : C’est déjà fait.

 

Ils se regardent droit dans les yeux.

 

GIULIANA : Bien.

TULLIO : Bien, mon cul !

 

TULLIO reste seul. Il prend son téléphone portable. Changement de lumière. Des bruits, quelque chose qui craque : les nerfs ?

 

 

 

 

LE SAMEDI SOIR

 

 

Entrée de GIULIANA . TULLIO est encore plongé dans son travail.

 

GIULIANA : (elle vient de la pièce à-côté) Tullio, écoute… Tullio, tu es encore dans tes livres ?

TULLIO : (distrait) Comment ?

GIULIANA : (elle s’approche) Ce soir, il y a Filippo qui vient dîner, et tu es encore en train de travailler,

TULLIO : (distrait) Je finis ce rapport, et…

GIULIANA : (se met en colère) Je dois encore tout préparer. Il faut aller chercher le " bébé " chez ma mère, et toi…

TULLIO : (distrait) Un moment, seulement.

GIULIANA : Tullio !

TULLIO : (se met en colère) Ecoute chérie, moi… je me tue au travail pour ce stage, le Professeur me laisse tomber juste maintenant, et…

GIULIANA : J’ai compris, mais… moi aussi, j’ai du travail, et…

TULLIO : Tu ne vas quand-même pas me demander de négliger mon travail juste maintenant.

GIULIANA : Non, certainement pas.

TULLIO : Alors, laisse-moi tranquille, je t’en prie… " mon amour "…

GIULIANA : J’espérais que tu puisses y aller toi, prendre le " bébé " .

TULLIO : Giuliana !

GIULIANA : Oui, bien sûr : ton travail.

TULLIO : Pas maintenant, Giuliana. On ne vas pas se lancer dans une polémique maintenant. Tu vas voir que très bientôt, tout va rentrer dans l’ordre, et que je ne poserai plus de problèmes. Mais, pour l’instant, là, laisse-moi tranquille, je t’en prie.

GIULIANA : Bien sûr, bien sûr. Laissons tomber. Mon Dieu, qu’est-ce qu’il fait chaud aujourd’hui ! (elle sort)

 

Musique. EDITH entre et commence à ranger, alors que TULLIO parle au téléphone en sortant. Puis EDITH disparaît aussi.

 

 

LE SOIR

 

 

On sonne à la porte. Musique. GIULIANA traverse la scène et va ouvrir. Elle revient avec TERESA et FILIPPO. TULLIO entre par l’autre côté. Echange de salutations, couvert par la musique. Puis, TERESA et GIULIANA sortent alors que TULLIO et FILIPPO s’assoient sur le divan, face au public, qu’ils fixent comme s’ils regardaient la télévision. Derrière eux, on entrevoit, projetées sur le fond de scène, les images d’un match de foot.

 

 

FILIPPO : Quel match !

TULLIO : Si ça continue, on va se faire sortir de l’Europe.

FILIPPO : Désormais, on y est, en Europe. Faut voir maintenant si le Dollar ne va pas enfoncer l’Euro.

TULLIO : On dirait que c’est ce que tu espères.

FILIPPO : J’ai certaines " liquidités " en Dollars. Si l’Euro plonge…

TULLIO : Toi, tu y gagnes.

FILIPPO : Oh ! c’est juste pour m’amuser un peu.

TULLIO : De toutes façons, moi, je parlais du foot.

FILIPPO : Et moi, de finances.

TULLIO : Ça ne te fatigue pas ?

FILIPPO : Ça me passionne. Dès que j’ai fini mon boulot d’avocat, je me transforme en broker.

TULLIO : Ça te plaît, hein ?

FILIPPO : Seulement un peu de menue monnaie, histoire de me lever l’envie.

TULLIO : Un envie avec combien de zéros derrière ?

FILIPPO : Oh ! Tu travailles pour le fisc, maintenant ?

TULLIO : C’était pour plaisanter.

FILIPPO : Il y a des choses avec lesquelles on ne plaisante pas. Un de mes clients vient de se faire prendre la main dans le sac.

TULLIO : Pour vol ?

FILIPPO : Même pas.

TULLIO : Corruption ?

FILIPPO : Ça aurait été une chance.

TULLIO : Fraude fiscale ?

FILIPPO :Totale ! En quinze ans, il n’avait jamais payé un centime d’impôt. Fraude totale. Quelque chose comme une cinquantaine de millions d’Euros.

TULLIO : Putain !

FILIPPO : Maintenant, il est dans la merde. Je crois que s’il avait égorgé son père et violé sa mère, il risquerait moins.

TULLIO : Et, qu’est-ce qu’il peut faire ?

FILIPPO : Se planquer à l’étranger.

TULLIO : Il y pense ?

FILIPPO : C’est moi qui y pense.

TULLIO : Tu veux dire que…

FILIPPO : Je veux dire que si ça tourne bien, je m’empoche cent-mille Euros net d’impôts. Qu’est-ce que tu en dis ?

TULLIO : Putain !

FILIPPO : Exact : putain !

TULLIO : Un gros coup.

FILIPPO : Je crois que tu le connais peut-être.

TULLIO : Qui c’est ?

FILIPPO : C’est…

TULLIO : (a voix forte, mais sans aucune passion) But !

 

GIULIANA entre avec TERESA, elles aussi commencent à regarder le match.

 

FILIPPO : Tu le connais ?

TULLIO : Qui ?

GIULIANA : Alors, les mecs, c’est comment, ce match ?

TERESA : Qui est-ce qui a marqué : l’Italie ?

TULLIO : Je crois.

FILIPPO : Lui, il m’a dit qu’il te connaissait.

GIULIANA : Alors, c’est nous qui gagnons ?

TULLIO : Je ne crois pas.

FILIPPO : Et pourtant, lui, il dit que oui .

TULLIO : On n'en est qu’au début.

GIULIANA : Ils sont plus forts que nous ?

FILIPPO : Il me disait que vous êtes cul et chemise.

TULLIO : Je crains que ça finisse mal.

TERESA : On va perdre ?

FILIPPO : Si je n’arrive pas à le faire passer à l’étranger, oui.

TULLIO : En-dehors de l’Europe.

TERESA : Quel dommage. J’aime tellement les matchs de notre équipe.

FILIPPO : Aux Bahamas.

TULLIO : Espérons qu’il arrive à passer.

GIULIANA : On va gagner le championnat ?

FILIPPO : Ca fait une belle fortune : cinquante millions d’Euros !

TULLIO : Alors, espérons !

FILIPPO : Eh oui, comme tu dis !

GIULIANA et TERESA : Espérons. Et vive l’Italie !

 

Jeu de lumière. Sonnerie d’un téléphone, d’une sonnette, et une voix qui appelle.

 

FILIPPO : Comment ?

TULLIO : Où ça ?

GIULIANA : Pourquoi ?

TERESA : Quoi ?

FILIPPO : Il fait chaud aujourd’hui.

TULLIO : De plus en plus chaud.

GIULIANA : Chaud comment ?

FILIPPO : Chaud comme la glace.

TERESA : Après, ça passe.

FILIPPO : Si on veut.

TULLIO : Après.

TERESA : Forcément.

TULLIO : Forcément ?

GIULIANA : Forcément !

 

Le match est fini, les acteurs sont disséminés sur la scène.

 

TULLIO : Alors, comment va le Cabinet ?

FILIPPO : Génial !

TULLIO : Et ma femme ? Elle est sérieuse, ma femme ?

FILIPPO : Tu veux savoir si elle étudie ?

TULLIO : Elle est appliquée ?

GIULIANA : Tullio, mais qu’est-ce que c’est que ces questions ?

FILIPPO : Autre qu’appliquée. Elle veut tout gérer.

GIULIANA : Pour qui tu me prends ? pour une stagiaire ?

FILIPPO : C’était juste pour rire.

GIULIANA : Tu as de drôles de manières de…

TULLIO : Je ne voulais pas te vexer. Je disais ça comme ça, pour dire quelque chose.

GIULIANA : Et tu dis des conneries.

TERESA : Giuliana, laisse tomber. Tullio ne faisait que plaisanter.

GIULIANA : On ne plaisante pas sur ma profession.

FILIPPO : Juste une manière de dire.

TERESA : Un mot de travers, après une dure journée.

TULLIO : De travail.

FILIPPO : C’est clair.

GIULIANA : Comme si nous, par contre, au bureau…

TULLIO : … une après l’autre.

GIULIANA : …on n’arrête pas…

TULLIO : Je vais exploser.

GIULIANA : … trop de choses.

TULLIO : D’ici peu, je vais devoir me consacrer à l’informatisation des Chemins de Fer, et là, je n’aurai plus de temps pour…

FILIPPO : Giuliana me disait que c’est important, ce stage.

TERESA : Tullio est un type qui se met en valeur. Son moment est arrivé.

TULLIO : Oui, mon moment.

GIULIANA : Nous aussi, dans notre petit…pas vrai, Filippo ? (FILIPPO acquiesce) A propos, c’est justement de ça que je voulais te parler (se tournant vers TERESA) que je voulais  vous  parler.

FILIPPO : Je suis tout ouïe. (se tournant vers TERESA  nous  sommes tout ouïe.

GIULIANA : Ces derniers temps, j’ai vu que, du fait de mon absence…

TULLIO : La maternité.

GIULIANA : (embêtée) Oui, bien sûr, la maternité. C’est toi qui as pris en main la…

FILIPPO : Je ne pouvais quand-même pas laisser le Cabinet sans personne à la direction ?

GIULIANA : Bien sûr, bien sûr.

FILIPPO : D’ailleurs, Teresa… (à TERESA) j’espère que tu ne le prendras pas mal, (à GIULIANA) sous certains aspects, la gestion d’un cabinet, ça ne la passionne pas vraiment.

TERESA : Ca m’ennuie à mourir.

FILIPPO : Tu vois ?

GIULIANA : Vu la confiance que mon père, notre  père a à ton égard…

FILIPPO : J’ai seulement essayé de faire mon devoir.

GIULIANA : Ca me semble correct.

FILIPPO : Je ne pense pas en avoir profité.

TERESA : C’est clair !

GIULIANA : Sauf que maintenant…

FILIPPO : Tu es revenue. Et tu veux reprendre ton rôle.

GIULIANA : Je veux seulement reprendre le contrôle de la situation.

 

(Ils se regardent droit dans les yeux)

 

FILIPPO : (à GIULIANA) Tu veux que je parte ?

TERESA : Qu’il parte ? Tu ne peux pas vouloir ça.

TULLIO : Giuliana, vraiment, tu…

FILIPPO : Tu sais qu’il te suffit de me le demander, et moi, je suis prêt à…

TERESA : Tu veux sa peau ?

 

FILIPPO fixe dans les yeux GIULIANA, qui demeure impassible.

 

FILIPPO : Demain, je parlerai avec ton père, et je lui expliquerai la situation. Je lui dirai qu’il vaut mieux que je…

TERESA : C’est de la folie !

TULLIO : Giuliana, c’est absurde, ce que tu demandes !

GIULIANA : Filippo, tu ne parleras pas avec mon père.

FILIPPO : Tu veux lui parler toi même ? En personne ?

GIULIANA : Peut-être que je ne me suis pas bien expliquée.

FILIPPO : Alors ?

GIULIANA : Il faut seulement qu’on se mette d’accord, toi et moi.

FILIPPO : Je ne demande pas mieux. Où est-ce que je signe ?

GIULIANA : Tu signes les yeux fermés ?

FILIPPO : Giuliana, toi, tu sais tout, tu connais la situation. Quand je suis arrivé au Cabinet de ton père, un des plus gros de la ville, je venais juste de passer ma maîtrise. Ton père m’a pris au berceau, il m’a tout appris, vous avez bâti ma carrière. Je ne serai jamais en opposition contre le Cabinet " Scordio & Scordio ". Je préfère, de loin, partir.

GIULIANA : Partir ? Pour où ? Au Cabinet de Maître Egano ?

FILIPPO : Je vois que tu es bien informée.

GIULIANA : Bien sûr que je suis bien informée. Il y a des bruits qui courent vite au tribunal.

TERESA : Tu veux aller chez… ?

FILIPPO : Comme ça tu pourras tranquillement reprendre le contrôle de la situation. Tu n’auras plus aucun problème.

GIULIANA : Il te donnent dix-mille Euros par an de plus que ce que tu as chez nous.

FILIPPO : Tu sais ça aussi ?

GIULIANA : Oui, ça aussi. (un temps bref) Filippo, le fait que je sois devenue " maman ", ne veut pas dire forcément que je sois devenue conne. Ca va bien, les bouillies, les biberons, les couches. Mais jusqu’à un certain point.

FILIPPO : Tu m’étonnes.

TULLIO : Giuliana a toujours su ce qu’elle faisait.

FILIPPO : Ça, je n’en doute pas.

GIULIANA : Alors, tu vas accepter ?

FILIPPO : Ça dépend…

GIULIANA : De quoi ?

FILIPPO : De toi ! De ce que tu veux que je fasse. C’est toi, n’est-ce pas, qui a donné l’idée à Maître Egano ?

TERESA : Comment ?

GIULIANA : Disons que je le lui ai seulement suggéré.

TERESA : Et pourquoi ça ?

FILIPPO : C’est simple : pour m’ôter du milieu.

GIULIANA : Alors, tu acceptes ?

FILIPPO : Toi, qu’est-ce que tu veux que je fasse ?

GIULIANA : C’est ton problème.

 

Entrée d’EDITH

 

EDITH : Madame…Maître… votre fils pleure.

GIULIANA : Comme tu vois, pour l’instant, j’ai à faire face à d’autres problèmes.

FILIPPO : Bouillies, biberons, couches.

GIULIANA : Tout à fait. (elle sort)

FILIPPO : Et le Cabinet " Scordio & Scordio ".

 

Longue pause. FILIPPO se tourne et fusille du regard TERESA

 

TERESA : Moi, je n’en savais rien. Tu sais bien que c’est toujours ma sœur qui s’est occupée de ces choses. Moi, je me limite à quelques consultations et relations publiques.

FILIPPO : Consultations qui rapportent un maximum et relations publiques qui coûtent un maximum.

 

TERESA hausse les épaules et va se servir à boire.

 

TULLIO : C’est ça, l’avantage d’être une " fille " du cabinet " Scordio & Scordio ".

FILIPPO : Ouais… " Scordio &Scordio " (il fixe TULLIO)

TULLIO : C’est pas la peine de me regarder comme ça, parce que, toutes ces affaires - et tu le sais bien - moi, je ne veux pas y mettre mon nez. J’ai mon boulot.

FILIPPO : … tes ordinateurs.

TULLIO : … mes ordinateurs qui me pompent la vie. Donc…

 

Pause longue et embarrassée. Entrée de GIULIANA.

 

TULLIO : Et le " bébé " ?

GIULIANA : Toujours les mêmes caprices.

FILIPPO : Les mêmes caprices ?

TULLIO : La gastrite !

TERESA : Ça promet !

FILIPPO : Ça promet, comme notre époque.

TERESA : Les Temps Modernes.

FILIPPO : Oui, c’est ça, les Temps Modernes.

GIULIANA : Alors ? Où est-ce qu’on en était restés ?

FILIPPO : A moi.

GIULIANA : Alors, tu t’es décidé ?

FILIPPO : Je ne crois pas que j’aie tellement le choix, n’est-ce pas ?

GIULIANA : En effet, aucun.

FILIPPO : J’appelle ton père demain et… (il s’apprête à partir)

GIULIANA : Quinze-mille !

FILIPPO : (il s’arrête) Comment ?

TERESA : Qu’est-ce que tu dis ?

GIULIANA : Quinze-mille. J’ai dit : quinze-mille Euros.

FILIPPO : Je ne comprends pas.

GIULIANA : Pour rester au Cabinet " Scordio & Scordio ".

TULLIO : Incroyable !

FILIPPO : Mais, tu te fous de moi ? D’abord, tu fais tout pour me virer, puis… quinze-mille Euros !

GIULIANA : Alors ?

FILIPPO : Je ne comprends pas, Giuliana, je ne comprends pas ce qui te passe par la tête.

TERESA : Où veux-tu en venir ?

GIULIANA : Filippo, c’est moi qui ai insisté pour que Maître Egano te fasse cette proposition.

FILIPPO : Ca, je l’ai compris. Ce que je ne comprends pas, c’est le sens de ta proposition à toi.

GIULIANA : Si tu restes avec nous, il faut que ce soit clair : c’est parce que je le veux moi, aux conditions que …

FILIPPO : …tu imposes…

GIULIANA : … je propose, moi. Et pas pour d’autre motif.

FILIPPO : Cela revient à dire que tu m’achètes.

GIULIANA : Les lois du marché ; c’est comme ça qu’on dit aujourd’hui, n’est-ce pas ?

TULLIO : Sur le plan linguistique, c’est inattaquable.

TERESA : Giuliana, toi, tu es vraiment étonnante.

FILIPPO : (assez fasciné) …extraordinaire

GIULIANA : Je suis une femme !

FILIPPO : Et quelle femme.

TULLIO : Après cinq ans de mariage, j’en suis encore tout ébahi !

GIULIANA : Alors, tu acceptes ?

FILIPPO : Mon sang est prêt : où est-ce que je signe ?

GIULIANA : (satisfaite) Bien.

TERESA : Bien. Vu qu’on a atteint un accord, il vaut peut-être mieux que…

TULLIO : … que je vous laisse seuls pour fignoler les détails

TERESA : Oh, pas seulement toi : que nous les laissions seuls.

TULLIO : N’avez-vous pas encore à établir vos domaines d’influences respectifs ?

TERESA : Ces choses-là m’ennuient, donc… je suis d’accord sur tout.

FILIPPO : Mais, moi, je pense que vous pouvez rester tous les deux. D’ailleurs, il n’y a pas de secret. N’est-ce pas ?

TERESA : La vue du sang m’insupporte.

FILIPPO : On en est à ce point ?

TERESA : Un pacte, ça se signe par le sang, alors…

FILIPPO : (plaisantant) Si c’est comme ça, alors moi aussi, je file à côté.

TERESA : Toi, tu dois rester : tu es sous les Fourches Caudines.

FILIPPO : Je me plierai sous le joug.

TERESA : (s’adressant à GIULIANA) Bien. Comme ça Tullio pourra me montrer sa collection de papillons dont il m’a parlé l’autre jour.

TULLIO : Papillons ?

TERESA : Ou de timbres-poste, je ne me rappelle pas. Mais, finalement, quelle différence ça fait ? Pour le reste, comme on dit : smack.

FILIPPO : Smack ?

GIULIANA : (elle fusille TERESA du regard) Il y a des choses sur lesquelles on ne plaisante pas.

TERESA : Mais, je ne plaisantais pas, je ne plaisantais pas du tout. Smack. (elle sort avec TULLIO)

FILIPPO : (perplexe) Smack ?

GIULIANA : Ce n’est qu’un jeu, Filippo. Un jeu stupide qu’on perpétue Teresa et moi depuis qu’on était petites.

FILIPPO : Toi et Teresa petites : je n’arrive pas à vous imaginer.

GIULIANA : Justement, n’imagine rien, et revenons-en à nous.

FILIPPO : Je ne demande pas mieux.

GIULIANA : On va réfléchir sur notre accord, et…

FILIPPO : Chez moi ? demain ?

GIULIANA : Ca n’a rien à voir.

FILIPPO : C’est juste pour te manifester ma " gratitude ".

GIULIANA : C’est comme ça que tu l’appelles ?

FILIPPO : Non, ce n’est pas de la " gratitude ". (il s’approche d’elle, elle s’éloigne) Il y a quelque chose de plus, de mieux !

GIULIANA : De l’estime.

FILIPPO : De l’admiration. Voilà, c’est ça, on peut l’appeler comme ça : de l’admiration.

GIULIANA : Laisse tomber.

FILIPPO : C’est juste une manière de…

GIULIANA : Et ce n’est pas la première fois que tu…

FILIPPO : Et ce n’est pas la dernière.

GIULIANA : (péremptoire) Je crois avoir été déjà assez claire à ce sujet.

FILIPPO : Claire, oui ; mais pas définitive.

GIULIANA : Je croyais.

FILIPPO : Eh bien, non.

GIULIANA : Non ?

FILIPPO : Depuis que je suis gamin, j’ai toujours désiré une femme comme toi.

GIULIANA : Ben voyons.

FILIPPO : Une femme qui sache parler, s’exprimer. Qui sache toujours ce qu’il faut faire.

GIULIANA : Je vais finir par te virer pour de bon.

FILIPPO : J’aimerais bien faire l’amour avec toi. Maintenant.

GIULIANA : On est chez moi.

FILIPPO : Ça m’excite encore plus.

GIULIANA : Mon mari, ma sœur sont à côté.

FILIPPO : Et s’ils n’y étaient pas ?

GIULIANA : Ca ne changerait rien.

FILIPPO : Je ne le crois pas ; je ne le crois plus.

GIULIANA : Nous sommes sensés établir un pacte de bonne entente. Pas une déclaration d’amour.

FILIPPO : Qui parle d’amour ? Moi, je parlais d’autre chose : de moi et de toi.

GIULIANA : Filippo, tu es vraiment un connard.

FILIPPO : Smack ?

GIULIANA : Un fieffé connard.

FILIPPO : Moi, oui. Un connard, d’accord ; et toi ?

GIULIANA : Quoi, moi ?

FILIPPO : Tu fais encore l’amour avec lui ?

GIULIANA : En ce qui concerne l’administration du Cabinet, je pense que…

FILIPPO : Ça ne serait pas qu’il en a une autre ?

GIULIANA : Pour les dossiers, par contre, on devrait…

FILIPPO : D’après moi, il te délaisse.

GIULIANA : Les plus importants…

FILIPPO : Moi, je ne te négligerais pas ; jamais.

GIULIANA : … on pourrait se partager les clients les plus gros-porteurs…

FILIPPO : Bien sûr, les gros-porteurs.

GIULIANA : … et pour quelques affaires, les suivre ensemble.

FILIPPO : Et comment ! Ensemble.

GIULIANA : Tu es un bon.

GIULIANA : Tu ne sais pas à quel point.

GIULIANA : Tu sais t’y prendre.

FILIPPO : Il y a des femmes qui me regrettent encore.

GIULIANA : Tu connais le Droit comme le fond de tes poches.

FILIPPO : Ça, je peux même m’en passer.

GIULIANA : Filippo !

FILIPPO : … des poches, des pantalons, de tout. Je ne serais vêtu que de toi.

GIULIANA : FILIPPO, MAIS TU VAS M’ECOUTER ?!

FILIPPO : Je ne fais que ça : je t’écoute.

GIULIANA : Si tu continues de…

FILIPPO… te draguer … ?

GIULIANA : … d’avoir des prétentions sur moi, tu es viré. Viré d’ici. Et viré du Cabinet " Scordio & Scordio ".

FILIPPO : C’est une menace ?

GIULIANA : C’est une certitude.

FILIPPO : Je croyais que, toi aussi, tu voulais quelque chose de plus.

GIULIANA : Avec toi ?

FILIPPO : Oui, avec moi. Je pensais que je te plaisais.

GIULIANA : Bien, ça va mieux comme ça. Réfléchis bien à ce que je t’ai dit, aux propositions que je t’ai faites. Tires-en les conclusions. Et puis tu me diras ce qu’il convient que tu fasses : ou tu suis mes conseils, ou bien… (elle se tait)

FILIPPO : Où est-ce que je signe ?

GIULIANA : C’est très bien, comme ça.

 

Entrée de TULLIO ; il est éprouvé, très fatigué.

 

TULLIO : Qu’est-ce qui est " très bien comme ça " ?

FILIPPO : Notre accord. Nous parlions de notre accord. De rien d’autre.

TULLIO : Et c’est un bon accord ?

FILIPPO : Le meilleur qui puisse être. Bon, ben, c’est pas tout, ça, mais je crois que…

GIULIANA : Il commence à se faire tard.

TERESA : Comment ?

GIULIANA : Tard.

TERESA : Tu nous renvoies ?

GIULIANA : Il est minuit.

TERESA : Onze heures et demie.

TULLIO : En effet, Giuliana, il est un peu tôt…

FILIPPO : Un dernier petit verre ?

GIULIANA : Demain, Tullio doit se lever tôt…

FILIPPO : Mais, demain, c’est dimanche ?

TULLIO : Jusqu’au mois d’Août, pour moi, il n’y a pas de dimanche.

GIULIANA : C’est à cause du stage.

TERESA : Celui avec l’Union Européenne ?

TULLIO : Exact.

FILIPPO : Si tu as besoin d’une consultation, je connais un bon avocat.

GIULIANA : (le fusille du regard) C’est moi, le bon avocat !

FILIPPO : (avec un demi-sourire, amer) C’est justement à toi que je pensais.

TERESA : (pour en finir) Tu vas voir, tout ira bien.

TULLIO : J’espère vraiment. Ça peut être un gros coup pour ma carrière.
GIULIANA : Aujourd’hui, on ne parle que de carrière. Ça donne à réfléchir.

TERESA : C’est une partie intégrante de notre vie.

FILIPPO : C’est notre vie.

TULLIO : Esclaves du système !

TERESA : Ah, on ne va commencer avec la politique ! Par pitié !

FILIPPO : Non, pas de politique.

TERESA : C’est des discours de communistes.

GIULIANA : Oui, de communistes.

TERESA : Filippo, vu qu’ils nous foutent dehors, tu me raccompagnes ?

FILIPPO : Tu en doutais ?

TERESA : Certainement pas. Je te l’ai demandé pour respecter les us et coutumes.

FILIPPO : Bien. Alors ? Giuliana, merci pour cette …magnifique soirée.

GIULIANA : C’est ça : magnifique.

TERESA : D’ailleurs, ça n’arrive pas tous les jours d’être invité à dîner et de se retrouver avec quinze-mille Euros en plus dans la poche.

FILIPPO : On devrait en faire plus souvent, des dîners comme ça.

GIULIANA : Ne compte pas trop sur ma générosité.

FILIPPO : Je compte sur autre chose. (il détache ses mots) Sur-tout-autre-chose.

 

TULLIO le fusille du regard.

 

TERESA (à GIULIANA, au creux de l’oreille) Après, tu me racontes : ce " autre chose ".

FILIPPO : Et maintenant, tout le monde dehors.

TERESA : A vos ordres, mon général.

 

Ils sortent tous. Puis, retour de TULLIO qui semble renfrogné.

 

TERESA (voix off) Mon sac ! J’oubliais mon sac !

 

Entrée de TERESA ; elle reprend son sac et s’apprête à sortir, mais, comme si elle se rappelait quelque chose de dernière minute, elle va vers TULLIO et l’embrasse sur la bouche.

 

TULLIO : Teresa… ?

TERESA (elle lui touche le sexe) Pour ce qui s’est passé, tout à l’heure, dans la salle de bain (elle lui donne un baiser sur les lèvres) ça ne fait rien. Ca arrive. Tu te rattraperas demain . Ou, du moins, j’espère.

 

TERESA l’embrasse à nouveau et s’en va. Un temps. Entrée de GIULIANA.

 

GIULIANA : Tullio, qu’est- ce que tu as ? Tu m’as l’air bizarre.

TULLIO : Non, rien.

GIULIANA : On ne dirait pas. Si tu voyais ta tête !

TULLIO : C’est la fatigue. Trop de travail.

GIULIANA : Le stress ?

TULLIO : Et puis, avec cette chaleur.

GIULIANA : On dirait qu’un semi-remorque t’est passé dessus.

TULLIO : Un semi ? Non, c’est pas ça….

GIULIANA : Ma sœur ?

TULLIO : Quoi, ta sœur ?

GIULIANA : Non, je disais ça comme ça.

TULLIO : Je suis fatigué. Et puis, il fait chaud, une chaleur d’enfer.

GIULIANA : Oui, c’est sûr ; une chaleur d’enfer.

TULLIO : Dis-moi, plutôt : il me semble que la soirée a été plutôt réussie. Tu dois être contente.

GIULIANA : Oui, je dois l’avouer. Par contre, avec Fillippo, je pensais tomber sur un os plus coriace .

TULLIO : Qu’est-ce qu’il voulait dire ?

GIULIANA : Quand ?

TULLIO : A la fin, quand il est parti.

GIULIANA : Rien… une bêtise. Tout simplement….

TULLIO : Il fait toujours, comme ça, des allusions.

GIULIANA : C’est un bel homme. Et il le sait. Alors…

TULLIO : Il fait le con.

GIULIANA  : Exactement.

TULLIO : Je ne le supporte pas. Mais alors, pas du tout.

GIULIANA : A qui le dis-tu.

TULLIO : Si ce n’était que ton père ne jure que par lui…

GIULIANA : Je l’aurais déjà renvoyé, et avec plaisir.

TULLIO : Il est insupportable.

GIULIANA : Mais, qu’est-ce qu’il te racontait, au début ? Pendant le match ?

TULLIO : Sa passion.

GIULIANA : Pour les chevaux ?

TULLIO : Pour la Bourse.

GIULIANA : (s’apprêtant à sortir) A ce propos, qu’est-ce que ça dit ?

TULLIO : Ca monte.

GIULIANA : Ca monte ?

TULLIO : Surtout les OLIVETTI.

GIULIANA : Les OLIVETTI ?

TULLIO : Oui, les OLIVETTI.

GIULIANA : Alors, Colannino, il va y arriver ?

TULLIO : L’O.P.A sur les TELECOM ? (elle acquiesce, contente) Il semblerait que oui.

GIULIANA : Bon ! Filippo avait vraiment raison. Tu vas voir qu’on va se faire un bon paquet de sous avec cette opération. Ça paiera notre retraite !

TULLIO : Et pas que notre retraite : on achètera carrément la maison de retraite !

GIULIANA : Bien. On achètera un nouveau bateau. (elle sort)

TULLIO : C’est sûr, un nouveau bateau.

 

TULLIO sort à son tour. Jeu (ou changement) de lumière, on entend de la musique (le Concerto n° 3 de Rakmaninoff) et un bruit d’engrenages qui cliquettent.

 

 

QUELQUES JOURS PLUS TARD.

 

 

Entrée de TULLIO qui paraît plongé et concentré sur des documents qu’il tient à la main et qu’il dispose de ci de là. On le voit maintenant très éprouvé, très fatigué. Il tourne un peu en rond, puis allume un ordinateur portable. Sonnerie du téléphone portable .

 

TULLIO : Comment ? Qui ? Nathalie ? Nathalie qui ? Ah ! la nouvelle secrétaire ? Bien. Quoi ? Il est là ? Le Professeur Talice. Dites-lui d’aller… C’est vous, Professeur ? Je pensais que vous… Oui… Quand… quand vous voulez. (il raccroche) Saleté ! (il fouille dans ses papiers) Saleté d’enfoiré ! Là, c’est le coup que je change de métier !

 

Entrée de GIULIANA.

 

GIULIANA : Qu’est-ce que tu fais, là ?

TULLIO : Quoi ?

GIULIANA : Je dis : qu'est-ce que tu fais ?

TULLIO : Je change de métier.

GIULIANA : Ne commence pas.

TULLIO : Je ne commence pas. Sauf que…

GIULIANA : Ce n’est pas pour cet imbécile de Professeur…

TULLIO : Imagine-toi que même Bill GATES le voulait auprès de lui !

GIULIANA : (ironique) Et alors ?

TULLIO : C’est comme dire…

GIULIANA : … un imbécile !

TULLIO : … le maximum !

GIULIANA : Le maximum, ce n’est rien d’autre que ce que tu décideras, toi.

TULLIO : Que veux-tu dire ?

GIULIANA : Ne perds pas ton temps sur des choses inutiles.

TULLIO : Mais, je ne perds pas mon temps à des choses inutiles.

GIULIANA : Et alors ? Quel est le problème ? Tu as viré ta secrétaire ; fais-en autant avec l’éminent Professeur Talice.

TULLIO : C’était lui, là, au téléphone.

GIULIANA : Ah ! Et que voulait-il ?

TULLIO : Il veut me voir. Pour s’excuser. Et pour parler.

GIULIANA : Envoie-le au diable !

TULLIO : Il a su, pour les Chemins de Fer.

GIULIANA : C’est bien.

TULLIO : Il va chercher quelqu’un digne de le remplacer pour le stage, à condition que…

GIULIANA : Les Chemins de Fer ?

TULLIO : Les Chemins de Fer !

GIULIANA : Il faut que tu le pièges.

TULLIO : Un Yalta ?

GIULIANA : Nous avons fait plier Filippo ; nous arriverons bien à faire plier l’éminent Professeur Talice ! On va l’inviter à dîner, ici, un soir.

TULLIO : Un de ces petits dîners inoubliables.

GIULIANA : Et puis, s’il faut mettre le paquet… je demande à Teresa de venir aussi.

TULLIO : Ta sœur ?

GIULIANA : Elle a toujours eu une passion pour les gros cerveaux.

TULLIO : On dit que le Professeur a certaines tendances.

GIULIANA : (après un certain temps de réflexion) Alors, on invitera Filippo. Au cas où…

TULLIO : Sait-on jamais ?

GIULIANA : Filippo est beau garçon, il a de l’allure, il sait y faire. Peut-être qu’en le voyant, le Professeur va s’adoucir. Et puis, qui sait ? … de fil en aiguille… (elle rit) Une petite tendance cachée. (elle s’apprête à sortir)

TULLIO : Où vas-tu ?

GIULIANA : Il fait une chaleur. À mourir. J’ai envie d’aller à la mer. Me baigner. Est-ce que, par hasard, pour une fois, tu ne pourrais pas t’en charger, toi, d’amener le " bébé " chez ma mère ? (TULLIO écarte les bras pour indiquer son impossibilité objective) Ça va, ça va, je n’ai rien dit. Tu as du travail…

TULLIO : Tu le vois, dans quel état je suis ?

GIULIANA : … les tracas, le stage, les Chemins de Fer, et tu ne peux pas t’occuper du " bébé ".

TULLIO : Tu le sais, Giuliana, ce n’est pas que je ne veux pas, mais…

GIULIANA : Bien sûr, bien sûr, la carrière !

TULLIO : Laisse-moi terminer ce coup-là, et puis tu verras que moi aussi, j’aurai du temps à accorder au " bébé ".

GIULIANA : Oui, c’est juste une question de quelques mois. Quelques années. Quelques… siècles.

TULLIO : Je suis désolé.

GIULIANA : Tu peux l’être, pendant que moi j’assure, entre les bouillies, les couches, et toi, et que je ne sais plus que faire.

TULLIO : Et ce n’est rien de le dire !

GIULIANA : Essaie donc de ne pas trop te fatiguer. Teresa m’a dit qu’elle t’a trouvé fatigué.

TULLIO : Teresa ?

GIULIANA : Après le repas de l’autre soir, elle m’a dit qu’elle t’avait trouvé particulièrement stressé.

TULLIO : Elle n’a peut-être pas tort.

GIULIANA : Prends ton temps. Et ne te prends pas la tête avec le Professeur Talice. Celui-là, on s’en occupe.

TULLIO : Un petit dîner, ici.

GIULIANA : (au moment de partir, elle s’arrête) Ah ! j’oubliais : Edith vient avec moi.

TULLIO : Edith ?

GIULIANA : Je laisse le " bébé " chez maman avec Edith, puis je vais à la mer. Après son opération, il vaut mieux ne pas laisser maman seule avec le " bébé ".

TULLIO : Très juste.

GIULIANA : Tu es donc seul.

TULLIO : Bien ! Avec une montagne de travail qui m’assaille.

GIULIANA : Un week-end de travail tout à fait normal.

TULLIO : Et comment !

 

TULLIO reste seul. Il se plonge dans son travail. On sonne à la porte. TULLIO n’entend pas. On sonne à nouveau. TULLIO ne réagit toujours pas. Maintenant, c’est son téléphone portable qui sonne. TULLIO répond.

 

TULLIO : (au téléphone) Quoi ? Ou j’ouvre la porte, ou tu violes le facteur ? Teresa, mais qu’est-ce que tu racontes ? A la porte ? (il se tourne vers la porte) Tu es devant ma porte, tu as sonné et je ne t’ai même pas entendue. (on sonne à nouveau à la porte) …merde, alors (il se lève et va ouvrir) Qui est-ce qui n’est pas si mal ? Le facteur ?

 

Il sort, puis revient ; Teresa l’embrasse, le couvre de baisers.

 

TULLIO : Je ne t’attendais pas.

TERESA : Tu aurais pu t’en douter. C’est moi qui ai suggéré à Giuliana d’emmener Edith avec elle, comme ça, nous deux… champ libre.

TULLIO : Tu es folle !

TERESA : Oui, un peu, rien qu’un peu.

TULLIO : C’est vraiment une surprise.

TERESA : Bonne, j’espère ?

TULLIO : Bien sûr, bien sûr. Sauf que, j’étais en train de travailler.

TERESA : (elle l’entreprend) Oh oui ! travailler. Et moi, j’ai envie de toi. Cette chaleur me monte à la tête. Ca m’excite.

TULLIO : Je suis terriblement en retard.

TERESA : J’avais envie de faire l’amour, et voilà : ou toi, ou bien le facteur ? Heureusement que tu as ouvert. Sinon…

TULLIO : Ce stage me tue…

TERESA : (elle le pousse sur le divan et se jette sur lui) Giuliana me l’a dit.

TULLIO : Je crains de ne pas y arriver.

TERESA : Mais oui, tu vas y arriver.

TULLIO : Trop de choses à faire.

TERESA : Pour l’instant, on se fait une belle petite pause. L’autre soir, tu t’es fait désirer, terriblement désirer.

TULLIO : J’étais fatigué. Très fatigué. Je n’arrivais absolument pas à me concentrer. Et puis, ils étaient juste à côté, Giuliana, Filippo, le " bébé ", le bruit des conversations.

TERESA : Bon, où est-ce qu’on le fait ?

TULLIO : (il ne comprend pas) Qu’on fait quoi ?

TERESA : L’amour ! Tu veux qu’on le fasse ici, ou bien est-ce qu’on passe à côté ?

TULLIO : Nom de Dieu, Teresa, moi, je ne sais pas…

TERESA : Laisse tomber ton travail, et…

TULLIO : Moi aussi, j’ai envie, mais…

TERESA : Tu veux me faire regretter le facteur ?

TULLIO : Le facteur ? Quel facteur, qu’est-ce qu’il a à voir ?

TERESA : (elle se serre encore plus contre lui) Il était plutôt beau gosse !

TULLIO : (il se libère de l’étreinte de TERESA et se lève) Teresa, nom de Dieu, attends !

TERESA : Tullio !

TULLIO : Tullio, mon cul !

 

TERESA est contrariée. Elle arrange ses vêtements et se dirige vers la sortie.

 

TULLIO : Teresa, non, attends ! Qu’est-ce que tu fais ?

TERESA : Tu ne vois pas ? Je m’en vais, je pars. C’est bien ce que tu veux ?

TULLIO : Non, je n’ai pas dit ça.

TERESA : En effet, tu ne l’as pas dit, mais tu me l’as fait comprendre.

TULLIO : Je voulais seulement dire…

TERESA : Si ça ne te va pas de le faire avec moi, tu peux toujours le dire.

TULLIO : Tu ne me comprends pas.

TERESA : Si tu veux, on peut aussi stopper notre relation. Dans le fond, je suis la sœur de ta femme, et cela me crée quelques scrupules…

TULLIO : Ce n’est pas ça.

TERESA : … ou une certaine excitation ?

TULLIO : Comment ?

TERESA : Peut-être que tu m’as déjà remplacée .

TULLIO : Qu’est-ce que tu dis ?

TERESA : Peut-être avec cette idiote de secrétaire.

TULLIO : Ah non ! pas elle !

TERESA : Vire-la.

TULLIO : C’est déjà fait.

TERESA : Alors, tu te fais la nouvelle ?

TULLIO : Nathalie ? Il ne manquerait plus que ça !

TERESA : Alors, tu te fais Edith.

TULLIO : Quelle horreur !

TERESA : Je ne connais pas tous tes goûts.

TULLIO : Il n'y a que toi qui me plaise.

TERESA : Autrefois !

TULLIO : Maintenant, là, tout de suite !

TERESA : Smack ?

TULLIO : Smack ?

TERESA : Smack !

TULLIO : Smack.

TERESA : Tout de suite !

TULLIO : Viens par là.

TERESA : C’est comme ça que tu me plais.

 

Musique. TERESA se déshabille et laisse sa combinaison sur le divan. Ils sortent tous les deux.

Bruits de jeux électroniques qui se poursuivent. Les lumières " respirent ". Puis, bruits d’engrenages qui claquent .

Sonnerie du téléphone portable. TULLIO revient. Il est encore plus défait ; chemise ouverte pantalons boutonnés à la va-vite, les cheveux hérissés. Il répond.

 

TULLIO : Qui ? Ah oui ? L’ingénieur ? Comment allez-vous ? Dites-moi. Avancer les délais pour les Chemins de Fer. Pour quand ? Pour Juillet ? Mais, c’est de la folie ! Quoi ? Venir chez vous, quand ? Demain ?.. Oui. D’accord… À demain.

 

TULLIO raccroche. Il s’assied sur le divan, déconfit.

 

TULLIO : Baisé. Je me suis fait baiser

 

 

 

Entrée de TERESA.

 

TERESA : Qu’est-ce qu’il y a ?

TULLIO : Je n’arrive plus à assurer. Plus rien du tout.

TERESA : (elle boude) Le travail ?

TULLIO : Le travail.

TERESA : Bon.

TULLIO : C’était l’ingénieur.

TERESA : Qui ?

TULLIO : Le Chef des Services Techniques des Chemins de Fer. Il dit qu’il y a de gros problèmes à propos du projet.

TERESA : Non ??? là aussi ?

TULLIO : En ce moment, c’est comme si tout se liguait contre moi. Et merde !

 

TERESA lui masse les tempes, à contrecœur.

 

TERESA : Respire ; essaye de respirer.

TULLIO : C’est bien ce qu’il me faut.

TERESA : Voilà… tu y es… relaxe-toi.

TULLIO : Avec cette chaleur.

TERESA : Tu ne peux pas rester comme ça sous tension, sinon tu vas exploser.

TULLIO : Manque plus que ça.

TERESA : Laisse-toi guider.

TULLIO : A vos ordres, Commandant.

TERESA : Et tu verras que tout finira par s’arranger.

TULLIO : Mais, d’où ça lui vient, des idées comme ça : écourter les délais !

TERESA : N’y pense plus.

TULLIO : C’est facile à dire, pour toi. Tu es là, les mains…

TERESA : (agacée, elle lève les mains en l’air, comme pour les faire voir) … dans la merde.

TULLIO : Dans la merde ! Tout à fait !

TERESA : Restons calmes !

TULLIO : Calme, mais je suis calme, très calme. Ça ne se voit pas ?

TERESA : Va te faire foutre !

TULLIO : Qu’est ce que ça veut dire ?

TERESA : Tu ne sais pas ? Va-te-faire-fou-tre !

TULLIO : Je ne parle pas de ça, je pensais à…

 

TERESA est sur le point de s’en aller.

 

TULLIO : Teresa ! Teresa ! Attends !

TERESA : Qu’est-ce qu’il y a ? Il y a que tu continues à me traiter comme… comme un vieux chiffon.

TULLIO : Qu’est- ce que tu dis ?

TERESA : Je ne couche pas avec un homme marié pour me faire traiter pire qu’une épouse.

TULLIO : Je ne comprends pas.

TERESA : Tu es avec moi et tu es fatigué, stressé, insupportable, le moral dans les chaussettes. Tu perds tes cheveux, tu te pisses dessus, tu pleurniches. Tu ne baise même pas et…

TULLIO : Tu délires, ou quoi ?

TERESA : …si ça doit tourner comme ça, alors, il vaut mieux que je me prenne un mari pour moi seule et que je me fasse maltraiter par lui. Pas par celui de ma sœur.

TULLIO : Teresa, je ne voulais pas…

TERESA : Je viens ici. Je risque de me griller aux yeux de Giuliana. Et toi, qu’est-ce que tu fais ? Tu me la joues " mari non disponible ". Bon, si c’est comme ça, moi, je me retire.

TULLIO : Teresa ?

 

TULLIO suit TERESA dans la pièce d’à côté.

 

 

QUELQUES INSTANTS PLUS TARD

 

 

Jeu de lumières et de sons. Bruits d’engrenages. On sonne à la porte. TULLIO traverse la scène et va ouvrir. Il revient avec FILIPPO.

 

 

TULLIO : Excuse-moi, Filippo, j’étais en train de travailler.

FILIPPO : Mais, tu n’es pas en vacance ?

TULLIO : J’ai pris des congés justement pour ça.

FILIPPO : Pour travailler ? Avec cette chaleur ?

TULLIO : Pour travailler. Avec cette chaleur.

FILIPPO : Si ça te fait plaisir.

TULLIO : Ça me fait plaisir.

FILIPPO : De toutes façons, ne t’inquiète pas, je ne fais que passer.

TULLIO : Giuliana n’est pas là. Elle est allée à …

FILIPPO : A la mer, avec sa mère, avec Edith, et avec le " bébé ". Au moins, eux, ils prennent le frais.

TULLIO : Ouais.

FILIPPO : Je voulais juste déposer ça. C’est un jugement. Demain, je vais à Milan, et elle en avait besoin tout de suite, alors je suis passé pour le lui porter moi-même.

TULLIO : Tu fais le commis ?

FILIPPO : Il y a des fois où il faut bien faire ça…aussi.

TULLIO : Des fois.

FILIPPO : Quand la patronne appelle.

TULLIO : La voix de son maître.

FILIPPO : Exactement.

TULLIO : Excuse-moi, Filippo, si je ne te reçois pas, mais…

FILIPPO : Tu étais occupé à travailler.

TULLIO : Ce stage aura ma peau.

FILIPPO : C’est toujours cette histoire avec le Professeur Talice ?

TULLIO : Giuliana t’en a parlé ?

FILIPPO : Oui, c’est vraiment dommage que…

TULLIO : Si je n’arrive pas à trouver une bonne solution, je suis baisé en beauté.

FILIPPO : N’exagère pas.

TULLIO : Je risque ma crédibilité, ma carrière.

FILIPPO : Au Professeur, tu peux toujours lui proposer les Chemins de Fer, en échange de sa participation au stage.

 

TULLIO regarde FILIPPO d’un air suspect.

 

 

TULLIO : Je vois que Giuliana n’a pas lésiné sur les détails.

FILIPPO : Finalement, il ne s’agit jamais que d’une conférence sur la faim dans le monde !

TULLIO : Tu sais cela aussi.

FILIPPO : Pour ça, il faudrait un comique, pas un …

TULLIO : … professeur d’informatique !

FILIPPO : C’est clair que, si lui, il renonçait à la conférence, toi, tu pourrais toujours l’impliquer sur le projet…

TULLIO : …des Chemins de Fer…

FILIPPO : Il suffit que tu assures pour le stage. Juste ?

TULLIO : Juste.

FILIPPO : Il faut que tu l’attires dans un piège.

 

TULLIO regarde FILIPPO d’un air encore plus suspect.

 

TULLIO : Oui, un piège.

FILIPPO : Et, qu’est-ce qu’il te faut pour ça ? Il suffit d’un dîner.

TULLIO : Oui.

FILIPPO : Un Yalta !

TULLIO : (surpris) Oui. Un Yalta. Giuliana t’a dit ça, aussi ?

FILIPPO : Il ne s’agit que d’un dîner. Et nous, nous sommes là pour ça.

TULLIO : Bon, pour l’instant, je dois…

FILIPPO : Oui, tu dois te retirer : le travail.

TULLIO : Oui, le travail.

FILIPPO : Et… (simulant une sorte de gêne) tu passeras mon bonjour à Teresa.

TULLIO : (surpris) Teresa ?

FILIPPO : (il montre la combinaison sur le divan) Oui.

TULLIO : (gêné) Ah, oui, ça, là, tu sais, le désordre… Giuliana oublie toujours un peu quelque chose, elle est distraite…

FILIPPO : C’est moi qui ai offert cette combinaison à Teresa. C’est de la soie. Pure soie. Quand j’y pense, elle m’a même coûté pas mal de fric.

TULLIO : Giuliana la lui a empruntée, et elle doit la lui rendre. C’est pour ça qu’elle l’a laissée là.

FILIPPO : Je dois dire qu’elle lui allait bien. Fort bien. J’aimais beaucoup, quand elle l’enlevait. À toi aussi, elle te fait le coup du strip-tease ?

TULLIO : Tu rigoles ?

FILIPPO : Neuf semaines et demi ? Sauf que Teresa est mieux !

TULLIO : Tu te trompes. Tu confonds tout.

FILIPPO : Elle est bien mieux que… comment s’appelle-t-elle ?

TULLIO : Peut-être que c’est un truc…

FILIPPO : Kim Bassinger !

TULLIO : … qui est identique.

FILIPPO : Oui, c’est ça : Kim Bassinger.

TULLIO : Bien sûr.

FILIPPO : Bon, là, il y a le jugement que Giuliana attend. Quand elle revient de la plage, dis-lui.. dis-lui… bof ! (il se tourne et s’apprête à partir) Tchao. Ah ! Teresa, à demain au Cabinet ! (il sort)

TULLIO : Va te faire foutre !

TERESA : (elle entre, en peignoir) Tu crois qu’il a compris ?

 

TULLIO lui montre la combinaison sur le divan.

 

TERESA : Eh bien quoi ! C’est vrai qu’elle me va bien. Toi aussi, ça te plait bien quand je…

TULLIO : Ta gueule ! Je suis dans une de ces merdes.

TERESA :  Nous sommes  dans une de ces merdes.

 

Ils s’assoient, dépités, sur le divan.

 

TERESA : Tu crois qu’il va lui dire, à… ?

TULLIO : A sa place, je n’hésiterais pas une seconde. Ça serait un excellent moyen pour…

TERESA : … se venger.

 

TERESA se lève et se dirige vers la pièce d’à côté.

 

TULLIO : Où vas-tu ?

TERESA : Prendre deux cordes.

TULLIO : Deux ?

TERESA : Pour nous pendre. Je n’ai pas envie de le faire toute seule.

 

TERESA passe dans l’autre pièce. TULLIO reste seul ; il commence à se montrer torturé, angoissé.

Changement de lumière, en fondu avec les bruits d’engrenages qui se mettent en marche, cliquettent, presque imperceptibles…presque. TULLIO semble dévoré de l’intérieur par son état d’âme

 

TULLIO : Il ne manquait plus que ça : le brouillard, qui s’insinue ici. Dans cette maison. Comme si tout devait se précipiter d’un coup, ici. (il est pris de convulsions, comme des tics névrotiques) Prévarication de l’inutile ! Impossibilité de définition de l’essence ! Globalisation du Rien ! (un temps) Et puis, le " bébé ". (il semble soumis) Le " bébé " ne se contentera pas de ça. Il me regardera, encore et toujours, pendant que moi, je … non (un temps) " La justice des hommes ne m’atteint pas. Aucun Tribunal sur terre ne saurait me juger. Aucun ! " (extrait de " L’Innocent " de Gabriele d’Annunzio).

 

 

QUELQUES JOURS PLUS TARD

 

 

Dans la pénombre, TULLIO est assis sur le divan. Il attend. Entrée de Giuliana.

 

GIULIANA : Mon Dieu ! qu’est-ce qu’il fait chaud, ici ! On étouffe ! Edith ? Edith, va voir si le "bébé"  pleure encore ! S’il te plait, parce que moi… (elle découvre TULLIO) Tullio ? Qu’est-ce que tu fais là ?

TULLIO : (avec une froideur extrême) J’attendais.

GIULIANA : Quoi ?

TULLIO : (avec une froideur extrême) Que le Temps se mette en mouvement.

GIULIANA : Comment ?

TULLIO : Et qu’il vienne me chercher.

GIULIANA : Tullio, mais, qu’est- ce que tu dis ? (lumière. GIULIANA se rend compte de l’état de prostration de TULLIO)… mais, ça ne va pas ?

TULLIO : (avec une froideur extrême) J’ai seulement besoin de me reposer.

GIULIANA : Tu es complètement défait.

TULLIO : (avec une froideur extrême) Il s’est passé quelque chose, mais je ne me rappelle plus quoi.

GIULIANA : Tu as besoin de… d’un médecin.

EDITH : (elle entre) Madame… Maître, le " bébé " pleure.

GIULIANA : Ne t’inquiète pas, c’est la gastrite, rien d’autre que la gastrite. Il faudra l’amener à nouveau chez le pédiatre.

TULLIO : (il se lève, mais avec une froideur inquiétante) Je m’en occupe.

GIULIANA : Avec cette tête ? Tu me fais rire !

TULLIO : Moi, je ne ris pas.

GIULIANA : On dirait qu’un semi-remorque t’est passé dessus.

TULLIO : C’est peut-être ça.

GIULIANA : Et, où vas-tu, maintenant ?

TULLIO : Travailler. Au bureau.

GIULIANA : Mais, tu n’es pas en vacances ?

TULLIO : En vacances. Pour pouvoir travailler plus. J’ai une réunion à onze heures. Je ne sais pas si rentre pour déjeuner.

GIULIANA : A onze heures ? Et tu ne sais pas si tu rentres ?

TULLIO : C’est pour les Chemins de Fer. Il y a du retard dans le projet, un problème, et je dois…

GIULIANA : … tu dois tout remettre en ordre.

TULLIO : Exactement. (il sort)

GIULIANA : Ce type m’inquiète ; il m’inquiète beaucoup. (elle se secoue) Edith ? Edith ? Mon Dieu, quelle chaleur !

EDITH : Madame… Maître Madame m’a appelée ?

GIULIANA : Edith, écoute… regarde le bazar qu’il y a ici. Il faut ranger ça Monsieur… Monsieur a laissé des affaires de partout. Range un peu tout ça, et ne jette rien, je ne voudrais pas que… (EDITH commence à ranger des choses) très bien…

 

Sonnerie du téléphone

 

GIULIANA : (elle répond) Maman ? Oui, maman ? Comment ? Tullio ? Il est allé au bureau. Oui, même aujourd’hui. A cause du stage, et puis du projet. Oui, je sais, je sais. Le " bébé " ? Demain chez toi. Mais qui va l’amener ? Pas moi ! Comme toujours. Tullio ? Non ? Ca tombe mal. Il est trop occupé, trop pris par son travail pour s’occuper du " bébé ". Bon, je m’en occupe. Teresa ? (EDITH a rangé le salon, puis est partie) Non, je ne l’ai pas…ah ? elle est là ? Elle veut me parler ? Passe-la moi. Teresa ? Dis-moi. Filippo ? Non, il est encore à Milan pour une affaire. Non, il ne m’a pas appelée. Oui, il devait passer. Pour me déposer un jugement à la maison. Non. Je n’en sais rien. Mais pourquoi est-ce que tu me demandes ça ? Tullio ? Tu le cherches ? Pourquoi ? Ah ! tu ne le cherches pas ! D’accord. Tchao. (elle raccroche, perplexe) Edith ? (elle sort)

 

Nouvelle sonnerie du téléphone. GIULIANA entre et répond.

 

GIULIANA : Allô ? Tullio ? mais, tu viens tout juste de sortir et tu m’appelles ? Oui, dis-moi. Filippo ? Qu’est-ce qu’il y a ? S’il a appelé ? Non, il n’a pas appelé. Pourquoi ? Il est passé… il devait passer ? Oui, un document de travail : un jugement. Mais je sais pas… il n’a pas appelé. Mais comment ça se fait que tout le monde cherche… (elle s’éloigne du combiné) … cherche Filippo ? Il a raccroché.

 

Perplexe, elle fixe du regard le combiné, avant de raccrocher. Elle regarde autour d’elle, puis arbore le sourire méchant et illuminé de quelqu’un qui pense avoir peut-être compris.

 

GIULIANA : (dubitative) Peut-être bien qu’il serait temps qu’il se mette à neiger, ici. Il fait vraiment trop chaud. (elle sort)

 

Jeux de lumières et de sons.

Et toujours les engrenages, qui continuent à cliqueter, à pulser, à vivre.

 

 

QUELQUES TEMPS PLUS TARD

 

 

On sonne à la porte. GIULIANA traverse la scène et va ouvrir. En passant, elle remarque le téléphone portable de TULLIO. Elle le prend en main.

 

GIULIANA : C’est celui de Tullio. Il a même oublié son téléphone. S’il continue comme ça, je me demande ce qu’il pourra bien arriver à oublier. Je veux bien comprendre : le travail, mais… (elle sort) Oui ? (off) Filippo, Toi ? (GIULIANA et FILIPPO reviennent sur scène) Qu’est-ce que tu fais par ici ?

FILIPPO : Le jugement. Celui que tu attendais.

GIULIANA : Ah, oui.

FILIPPO : Je te l’avais apporté. Je ne sais pas si Tullio te l’a…

 

FILIPPO a une attitude très sûr de lui, comme quelqu’un qui domine la situation et prétend la gérer.

 

GIULIANA : Tullio ? Non, il ne m’a rien dit.

FILIPPO : Pourtant, je suis venu ici, et je le lui ai remis, l’autre jour. Je lui avais bien recommandé de… il ne l’aurait pas oublié, par hasard ?

GIULIANA : Tullio est fatigué, très fatigué, en ce moment. Il n’arrive pas à suivre quoi que ce soit, à assurer…

FILIPPO : Il est trop pris ?

GIULIANA : Il est trop pris.

FILIPPO : Alors, c’est vrai, qu’il te délaisse ?

GIULIANA : Tu en es encore avec cette histoire ?

FILIPPO : Franchement, ça serait regrettable . Une belle femme comme toi.

GIULIANA : Filippo, tu veux bien ne pas…

FILIPPO : (il commence à la presser, y compris physiquement) Je veux dire qu’il est temps qu’on établisse les clauses de notre accord un peu mieux.

GIULIANA : Il me semblait que, au cours de notre dîner de l’autre soir, nous avions été clairs sur ce sujet.

FILIPPO : L’autre soir, oui.

GIULIANA : Et puis ?

FILIPPO : Et puis les jours passent, le temps passe, et il se passe des choses.

GIULIANA : Des choses ?

FILIPPO : Ça peut paraître des bêtises. Dans un premier temps, ça peut aussi bien l’être. Et puis, si on y repense, si on y réfléchit avec un éclairage correct, voilà que tout apparaît tel que ça devrait être : différent, mais pour le moins qu’on puisse dire, ça prend une importance considérable.

GIULIANA : Considérable ?

FILIPPO : Universellement considérable.

GIULIANA : Et qu’est-ce que c’est qui serait " universellement considérable " ?

FILIPPO : Il faut d’abord que je te raconte, que je t’explique, et ainsi tu pourras constater que…

GIULIANA : (elle s’approche du bar) J’ai compris… Tu veux boire quelque chose ?

FILIPPO : (il la serre, par derrière, la bloque) C’est une proposition ?

GIULIANA : (elle le laisse faire) Ça dépend.

FILIPPO : (il l’embrasse dans le cou) Ça dépend de quoi ?

GIULIANA : De toi.(elle se retourne et lui donne son verre)

FILIPPO : (il prend son verre et la fixe dans les yeux) C’est une manière de s’offrir ?

GIULIANA : C’est une manière de comprendre où tu veux en arriver.

FILIPPO : A toi.

GIULIANA : Seulement à moi ?

FILIPPO : C’est ça, qui m’intéresse. Depuis toujours.

GIULIANA : Toujours ?

FILIPPO : (il pose son verre, enlace Giuliana et lui donne un baiser dans le cou. Elle le laisse faire) Tu es splendide.

GIULIANA : Comment ?

FILIPPO : Comme aucune autre.

GIULIANA : (elle se libère de l’étreinte) Et puis ?

FILIPPO : Et puis quoi ?

GIULIANA : Au-delà de moi, rien d’autre ?

FILIPPO : Rien ! Au-delà de toi, rien !

GIULIANA : Le Cabinet ?

FILIPPO : Tu ne vas pas penser que je… pour le Cabinet ?

GIULIANA : Et pourquoi pas ? Finalement, le Cabinet " Scordio & Scordio " n’a pas beaucoup de descendants directs. Et alors…

FILIPPO : Mais, Giuliana, tu es folle ? Il y a toi et …

GIULIANA : Moi, j’ai le " bébé " : trop, beaucoup trop de choses qui me prennent ailleurs.

FILIPPO : Ta sœur ?

GIULIANA : Tu as déjà couché avec elle, n’est-ce pas ? (FILIPPO ne répond pas ; il boit, et il sourit) Elle se contente de peu. Il suffit de lui laisser quelques relations publiques qui rapportent, et elle est contente. Vu que l’administration du Cabinet l’ " ennuie à mourir ".

FILIPPO : Ton père ?

GIULIANA : Mon père, il en a plein le dos.

FILIPPO : … !

GIULIANA : Je crois que toi et moi, nous devrions revoir les termes de notre accord.

FILIPPO : Qu’est-ce que tu veux dire ?

GIULIANA : Tu devrais reprendre en considération la proposition que tu as eue de Maître Egano.

FILIPPO : Tu me chasses ?

GIULIANA : Disons que… j’avais délimité le champ de notre entente, et toi… je suis désolée.

FILIPPO : Giuliana, je voudrais te dire…

GIULIANA : Je crois que nous nous sommes tout dit.

FILIPPO : Quoique…

GIULIANA : Quoi ?

FILIPPO : Ce qui s’est passé l’autre jour.

 

Un temps. Long et glacial. GIULIANA l’interroge du regard. Lui, la regarde d’un air méchant et moqueur.

 

GIULIANA : La porte est par là.

FILIPPO : L’autre jour aussi, la porte était par là. Et il faisait toujours chaud.

GIULIANA :… ?

FILIPPO : Toujours chaud. Mais la situation était tout autre. Disons que… c’était l’autre jour, ou hier ou un jour quelconque. (comme s’il mimait) " Oh, Filippo, toi ? Qu’est-ce que tu fais par ici ? Oh, moi, non. Pas seulement. J’étais en train de travailler… "

GIULIANA : Tullio ?

FILIPPO : " Tu sais, le stage, les Chemins de Fer, le Professeur Talice. Comme on dit : un beau bordel ! "

GIULIANA : (semble ne pas comprendre) Un beau bordel ?

FILIPPO : " Ah, le jugement ! Celui que Giuliana… Non, Giuliana n’est pas là. Elle est à la plage, avec sa mère, avec cette chaleur ! et moi … je suis seul… n’est-ce pas, Teresa, que je suis seul ? "

GIULIANA : (elle essaie encore de comprendre les intentions de FILIPPO) Teresa était là ? avec lui ?

FILIPPO : " Bonsoir Teresa, comment vas-tu ? Bien ? Moi aussi… "

GIULIANA : Toi aussi ?

FILIPPO : " Toi aussi, tu ne faisais que passer ? Bien. Si tu veux, on peut repartir ensemble ? Si tu te rhabilles, je peux te ramener en voiture. "

GIULIANA : (elle commence à comprendre) Si tu te rhabilles ?

FILIPPO : " Elle est jolie, cette combinaison, Teresa. Il me semble qu’elle plaise beaucoup à Tullio aussi. Ou bien est-ce qu’il préfère quand tu l’enlèves ?"

GIULIANA : C’est ça, ta petite histoire ?

FILIPPO : C’est mignon, non ?

GIULIANA : (elle réfléchit longuement) Qu'est-ce que tu veux, Filippo ? Ma reconnaissance pour ta révélation ?

FILIPPO : Ta reconnaissance, je n’en ai rien à faire. C’est toi que je veux, toi seule.

GIULIANA : Moi seule ?

FILIPPO : (il essaie de l’embrasser) Tu me plais tellement !

GIULIANA : (elle ment) Pour Teresa et Tullio, je le savais depuis longtemps.

FILIPPO : Quoi ?

GIULIANA : Bien sûr, je le savais. Tu crois que la maternité m’ a … Non, Filippo, tu te trompes. Ce n’est pas comme ça. Je le savais pour Teresa. Et pour Tullio. J’ai préféré ne pas réagir, faire semblant de rien. Parce que (hésitante, elle invente) … parce que Tersa me le gardait, bien gentil, près de moi. Pendant que moi, j’avais le " bébé ". Il vaut mieux que ce soit elle, plutôt que n’importe qui : une secrétaire, par exemple.

FILIPPO : Maria ?

GIULIANA : Il n’y a plus de Maria. Ou bien une autre.

FILIPPO : Nathalie ?

GIULIANA : Il y en a tellement, qui sont prêtes à se liquéfier pour un type qui pense à sa carrière, en espérant faire carrière elles aussi ! Il y en a tellement qui feraient des folies pour un homme comme Tullio… tellement ! S’il voulait…

FILIPPO : Et toi, tu dis que…

GIULIANA : Teresa. Tant que c’est elle… moi, je ne cours aucun risque.

FILIPPO : Mais, tu l’aimes ?

GIULIANA : Il est le père de mon fils. Il est l’homme avec qui j’ai eu un enfant.

FILIPPO : Et ça te suffit ?

GIULIANA : Pour le moment, c’est ça, et c’est déjà quelque chose. Pour le moment.

FILIPPO : (il s’offre à elle) Pour le moment.

GIULIANA : Par contre, toi, Filippo, tu es un con. Un pauvre con.

FILIPPO : Qu’est-ce que tu dis ?

GIULIANA : Et tu as commis une erreur : de venir ici, haleter dans mon cou, en croyant avoir dans la manche plus d’atouts que tu n’en as.

FILIPPO : Plus d’atouts ?

GIULIANA : Tu me plaisais, Filippo. Je dirais même : tu me plais.

FILIPPO : Alors, pourquoi tu ne te laisses pas aller ? Dans mes bras ?

GIULIANA : Si tu étais venu ici, seulement pour moi, sans rien d’autre derrière la tête : Teresa ! Alors, oui, il est probable que j’aurais… Mais tu t’es trompé. Tu as tout mélangé, tu t’es perdu, et tu as fini par me vexer.

FILIPPO : Te vexer ?

GIULIANA : Tu es idiot, Filippo, rien qu’un pauvre idiot.

FILIPPO : Je n’ai donc plus aucune chance, n’est-ce pas ?

GIULIANA : Plus maintenant.

FILIPPO : Bon.

GIULIANA : Cette proposition, de l’autre cabinet… tu devrais la reprendre. Ou plutôt, non. Voilà ce que tu devrais faire : ici, en ville,… une petite ville, trop petite pour toi. Toi, il te faut de l’espace, de grands espaces, pour te mettre en valeur.

FILIPPO : Tu veux dire…

GIULIANA : Quitte cette ville. C’est ce qu’il y a de mieux pour toi.

 

Ils se font face. Puis, FILIPPO sort.

 

GIULIANA : Pauvre idiot !

 

GIULIANA va vers la sortie. Sonnerie d’un téléphone portable, celui de TULLIO. Après un instant d’hésitation, GIULIANA répond.

 

GIULIANA : Allô ? Qui ? Ah ! c’est vous, Professeur Talice. Qui ? Tullio ? Non, il n’est pas là. Je crois qu’il est… (elle réfléchit) à son bureau ? Non. Il n’est pas à son bureau. J’ai essayé, moi aussi, mais il n’y était pas. Oui, là, c’est son portable. Il l’a oublié. Depuis quelques temps, il oublie tout, vraiment tout : même son téléphone portable. Non, bien sûr, soyez tranquille. Dès qu’il m’appelle, je lui dis, oui, que vous l’avez appelé. Je lui dis de vous rappeler, même si … (elle réfléchit, on entend cliqueter des mécanismes) euh, je crois, il m’a dit qu’il a … qu’il a déjà trouvé quelqu’un… pour le stage… pour vous remplacer. (elle regarde le téléphone, goguenarde) Il a raccroché. (contente d’elle, goguenarde, elle se regarde dans le miroir. Le portable sonne) Tullio ? C’est toi ? Oui, à la maison. Tu croyais l’avoir perdu ? L’avoir laissé Dieu sait où ? Non. Il est là. A la maison. Avec moi. Bien. Tu es encore au bureau ? Tu ne rentres pas avant minuit ? Mais, on est samedi. La réunion n’est pas finie ? Le stage ? Les Chemins de Fer ? Tu es cuit. Ca s’entend. Non. (elle réfléchit) Personne n’a appelé. Le Professeur Talice ? Non. Il n’a pas appelé, pas du tout. (avec un sourire méchant, elle regarde le portable) Il a raccroché .

 

Avant de passer dans la pièce d’à côté, elle se regarde à nouveau dans la glace, goguenarde, auto-satisfaite, et elle arbore un soutire méchant, bien dessiné sur ses lèvres.

 

GIULIANA : Oui ; Filippo a raison : je suis encore bien. Et peut-être même un peu plus ! (elle sort) Mon Dieu, quelle chaleur !

 

Les lumières fondent, jusqu’à la pénombre.

 

 

CE JOUR-LÀ, TRÈS TÔT

 

 

Entrée de TULLIO, en silence, et toujours dans la pénombre. Il est défait. Sans allumer la lumière, il ôte sa veste et se jette sur le divan. Il allume la télévision : la lueur de l’écran le blesse, le fatigue. Bruits d’engrenages qui, avec difficulté, par à-coup, cliquettent dans un bruit mécanique. La lumière s’allume dans la pièce d’à côté. Apparition de GIULIANA.

 

GIULIANA : Tu es là ?

TULLIO : Oui, je suis là.

GIULIANA : Il est trois heures du matin. Tu ne viens pas te coucher ?
TULLIO : Je ne sais pas si je vais y arriver.

GIULIANA : Tu es resté à ton travail jusqu’à maintenant. Ou bien…

TULLIO : Ou bien ?

GIULIANA : Tu dois être tellement fatigué, qu’il te faudrait un bon mois de sommeil.

TULLIO : Si seulement je pouvais ! (il la regarde, d’un air perdu) J’ai la tête qui éclate : toute la journée devant ce putain d’ordinateur… tous ces chiffres. Je crains même de ne pas réussir à dormir. J’ai besoin de distraction.

GIULIANA : Teresa ?

TULLIO : (il sursaute) Qu’est-ce que tu veux dire ?

GIULIANA : (après réflexion) Elle a téléphoné. Elle te cherchait.

TULLIO : (il la regarde d’un air suspect) Moi ?

GIULIANA : Oui, toi.

TULLIO : Et qu’est-ce qu’elle voulait ?

GIULIANA : Et qu’est-ce que j’en sais, moi ? Je ne suis quand-même pas ta …(elle réfléchit un peu)… ta secrétaire.

TULLIO : Elle aurait pu te le dire.

GIULIANA : Ce sont des choses qui ne me concernent … plus !

TULLIO : Tu as un de ces tons !

GIULIANA : Il est trois heures du matin. Et quel ton voudrais-tu que j’aie ?

TULLIO : Je croyais que tu étais en colère contre moi.

GIULIANA : Et pourquoi donc devrais-je être en colère contre toi ? Parce que tu n’es jamais là ? Parce que tu te consacres tout entier à ton travail, et à … (elle se tait)

TULLIO : Toi aussi, tu as ton travail.

GIULIANA : Exact. Moi aussi, j’ai mon travail.

TULLIO : On est en train de faire fausse route ?

GIULIANA : Forcément.

TULLIO : Forcément.

GIULIANA : Forcément. (elle se dirige vers la sortie)

TULLIO : Est-ce que, par hasard, il n’y aurait pas eu un coup de téléphone de…

GIULIANA : … personne !

TULLIO :… du Professeur Talice ?

GIULIANA : Personne ! (elle se dirige vers la sortie) Ah, à propos, maintenant, ça me revient.

TULLIO : Quoi ?

GIULIANA : Pourquoi Teresa te cherchait. C’était à propos de Filippo.

TULLIO : (il sursaute) Filippo ?

GIULIANA : Oui, Filippo. Elle a dit qu’il a quelque chose à te dire et qui le concerne.

TULLIO : Quoi ?

GIULIANA : Je ne sais pas. C’est peut-être une histoire avec la Bourse. Ou peut-être avec cet ami qui doit partir à l’étranger.

TULLIO : Oui, ça doit être ça.

GIULIANA : Elle ne me l’a pas dit. D’ailleurs … ce sont des choses qui ne me concernent plus … vraiment plus !

 

Sortie de GIULIANA. TULLIO, agité, la regarde partir et garde les yeux fixés sur la porte jusqu’à ce qu’il voie la lumière s’éteindre. Puis il réfléchit, se précipite sur son téléphone portable et, comme en cachette, il appelle. Dans la pénombre, au-delà de la porte, on entrevoit, on doit entrevoir, éventuellement en contre-jour, la silhouette de GIULIANA.

 

TULLIO : Allô ? Teresa ? Comment ? Quelle heure ? Trois heures. Si je t’appelle à cette heure, c’est pour savoir pourquoi tu m’as appelé. Comment ça, " Quand " ? Tout à l’heure. Giuliana me l’a dit (son ton agité se calme un peu) Oui. Elle vient de me dire que tu m’avais cherché … pour me dire quelque chose … à propos de Filippo… Comment ça " Non " ? Tu ne m’as pas demandé ? (il raccroche) Un piège ?

 

La silhouette de GIULIANA disparaît. TULLIO demeure les yeux fixés dans le vide. Il est dépité. Il se passe nerveusement la main dans les cheveux, sur le visage. Il murmure quelque chose. Puis il s’installe nerveusement sur le divan, et il s’endort difficilement, à la lumière de l’écran T.V. Changement et jeu de lumières.

 

 

AU MATIN DE CE MÊME JOUR

 

 

Entrée de GIULIANA ; elle s’approche et éteint le téléviseur. Elle regarde TULLIO avec dédain.

 

GIULIANA : La misère humaine n’a pas de limite.

TULLIO : (il se réveille) Comment ?

GIULIANA : Moi, je possède ce que j’ai donné !

TULLIO : Giuliana, toi ? Mais, où suis-je ?

GIULIANA : Tu as dormi là. Sur le divan. Toute la nuit.

TULLIO : Sur le divan ?

GIULIANA : Comme un chien.

TULLIO : J’étais fatigué, et alors…

GIULIANA : (non sans dédain) Oui, tu étais fatigué.

TULLIO : Nom de Dieu, je suis cassé. Quelle heure est-il ?

GIULIANA : Huit heures et demie.

TULLIO : Huit heures et demie ! J’ai une réunion dans moins d’une heure, et…

GIULIANA : J’amène le " bébé " chez ma mère.

TULLIO : Oui, bien sûr, le " bébé ".

GIULIANA : On n’a même pas l’impression que ce soit ton fils, vu comment tu t’en occupes.

TULLIO : Le " bébé " ?

GIULIANA : Oui.

TULLIO : Qu’est-ce que ça a à voir ? Moi, … j’ai un million de choses à faire : mon travail, le stage, les histoires avec le Professeur…

GIULIANA : Cette nuit, il n’a pas arrêté de pleurer : la gastrite.

TULLIO : Tu aurais pu m’appeler.

GIULIANA : Tu ne t’en es même pas rendu compte.

TULLIO : J’ai travaillé tard, et…

GIULIANA : Tu ne l’as même pas entendu.

TULLIO : Giuliana, tu as raison, mais je…

GIULIANA : Oui, je sais. Tu as ton travail, le stage et cetera et cetera. Et pour le " bébé " ? Et pour moi ? Qu’est ce que… ?

TULLIO : Giuliana, si je me tue au travail c’est pour… (il se tait)

GIULIANA : Nous y voilà : c’est bien à ça que tu dois répondre. C’est pour ?

TULLIO : Je… je… ?

GIULIANA : Commence par te poser la question. Tu as toute ta vie pour y répondre.

 

Sonnerie du téléphone.

 

GIULIANA : (au téléphone) Qui ? Teresa ? Quoi ? Filippo ? Il t’a tirée du lit ? Vous êtes au Cabinet ? Qu’est-ce qu’il veut ? Reprendre ses affaires ? Il est furieux ? J’arrive . Dis-lui… dis-lui que j’arrive. Tout de suite.

 

Elle raccroche et passe dans l’autre pièce. TULLIO reste perplexe, assis sur le divan, il contemple ses chaussures. Puis il se tourne vers l’autre pièce.

 

TULLIO : Giuliana ?

 

GIULIANA entre, et s’apprête à sortir.

 

TULLIO : Giuliana, et le " bébé " ?

GIULIANA : Je dois filer au Cabinet. Filippo s’en va

TULLIO : Il s’en va ?

GIULIANA : Il quitte le Cabinet. Maintenant, je ne voudrais pas qu’il emporte … je ne sais pas… des documents, des dossiers… tu comprends ?

TULLIO : Oui, bien sûr. Mais, pour le " bébé " ?

GIULIANA : Tu t’en occupes, pour une fois, du " bébé ".

TULLIO : Moi ?

GIULIANA : Tu n’as qu’à l’amener chez ma mère.

TULLIO : Chez ta mère ? Moi ?

GIULIANA : Oui, toi. Tu es bien encore son père ?

TULLIO : Encore ?

GIULIANA : Alors ? C’est toi qui t’en occupes un peu, de lui. Pour une fois.

TULLIO : Mais, je dois aller à mon bureau . J’ai une réunion . Sur le stage. Avec le Professeur…

GIULIANA : Foutaises !

TULLIO : … celui qui va peut-être remplacer Talice.

GIULIANA : Je n’en ai rien à faire de tes problèmes, de ton travail, de ton stage. Je n’en ai plus rien à faire. J’ai mes problèmes à résoudre, mon bureau, ma valeur professionnelle à défendre.

TULLIO : Et pour le " bébé " ?

GIULIANA : Amène-le chez ma mère : là, au moins, il est bien.

TULLIO : Et Edith ?

GIULIANA : Elle est allée à l’hôpital, voir une de ses cousines qui s’est fracturé une jambe. Elle a dû y aller.

TULLIO : Le " bébé " ?

GIULIANA : N’oublie pas : chez ma mère. Et pas chez… (l’air méchant) pas chez ma sœur. (elle sort)

TULLIO : Chez " ma " sœur ?

 

Sonnerie du téléphone portable.

 

TULLIO : (il répond) Qui ? Teresa ? Oui, Giuliana est partie. Quoi ? Tu es au Cabinet ? Comment ? (sonnerie du téléphone) Teresa, un instant. On m’appelle sur l’autre ligne. (à l’autre téléphone) Qui ? Nathalie ? Qu’est-ce que tu veux ? Le Professeur est déjà là ? Comment ? Mais la réunion était prévue à …(il pose le portable sur lequel il y a encore Teresa en ligne, et regarde sa montre) Neuf heures et demie ! J’arrive, Nathalie, j’arrive tout de suite. Je me change de chemise, et … le " bébé " ! (il commence à se déshabiller, tout en parlant au téléphone) Non, Nathalie, ce n’est pas à toi que je parle. Je parlais … (il raccroche le téléphone) à moi-même … le " bébé " ! (il part en courant vers l’autre pièce, puis se rappelle) Teresa ! Teresa, tu es encore là ? Non, je n’ai pas oublié, mais … (il continue de se déshabiller) la réunion, je suis en retard. Comment ? Filippo t’a demandé de l’argent ? … (il se fige)… pour ne rien dire à Giuliana ? Et toi ? Tu lui as dit que tu dois y réfléchir ? Mais, tu ne vois pas que, comme ça, tu te mets en position de faiblesse !? (un temps, long) Giuliana est en train d’arriver au Cabinet. Oui. Dis-lui, dis à Filippo, d’accord. Dis-lui que… on lui donnera de l’argent. Ce qu’il demandera. (il raccroche. Il est hors de lui) C’est trop !… La réunion ! (il sort)

 

La scène demeure vide. Bruits d’engrenages et jeux de lumière derrière la porte de la pièce d’à côté. Apparition de TULLIO, qui sort comme une furie, portant un paquet : le " bébé ".

 

TULLIO : (sortant) Il me fallait bien ça, aujourd’hui : le " bébé ", la réunion, le Filippo. Et merde !

 

TULLIO sort le souffle court. La scène demeure déserte. Bruits d’engrenages, crescendo. La lumière est de plus en plus intense : elle éblouit, elle brûle. Au moment de l’intensité maximale, on entend un bruit d’engrenages qui sautent.

 

 

ÉPILOGUE : UN JOUR QUELCONQUE

 

 

TULLIO entre en scène : courbé, cassé. Il s’assied sur le divan. Les lumières redeviennent normales. Derrière lui se tient GIULIANA. TULLIO est plongé dans le désespoir, alors que sa femme l’accable de questions, méchante.

 

GIULIANA : Alors ?

TULLIO : Je ne sais pas…

GIULIANA : Quoi ?

TULLIO : Comment ça a pu arriver !

GIULIANA : Mais comment peux-tu dire " je ne sais pas " ? Je te le demande…

TULLIO : Tout était tellement embrouillé, tellement rapide, que je … mon esprit, ma tête, toute la journée devant cette saleté de…

GIULIANA : Quelle saleté ?

TULLIO : Rien …

GIULIANA : … rien ?…

TULLIO : C’est moi, qui ne suis rien !

GIULIANA : Toi ? (TULLIO, sans la regarder, acquiesce) Et lui ? Il était où, lui ?

TULLIO : Lui, il était là. Et il me regardait. Ca faisait comme s’il me regardait. Mon Dieu ! Les yeux ouverts, encore ouverts. Et qui me fixaient, alors que … (un temps) il me regardait, c’était comme s’il était encore … alors que, non … " desséché " !

GIULIANA : Desséché ? (TULLIO acquiesce, puis enfonce sa tête entre ses mains) C’est donc ça ?

TULLIO : C’est ça.

GIULIANA : Notre fils … " desséché " ?

TULLIO : Dans la voiture !

GIULIANA : (prise de désespoir, elle hurle) Mais enfin : comment ? Comment est-ce possible ? Notre enfant ? Un an. A peine un an … (elle murmure) " desséché "…

TULLIO : Je … je l’ai pris, je l’avais pris, et je l’ai mis dans la voiture, derrière, comme tu fais, toi, dans son … siège.

GIULIANA : … " desséché "…

TULLIO : … puis, les embouteillages… en Juillet … les gens vont au travail, à la mer … j’étais pressé …

GIULIANA : Pressé ?

TULLIO : … au travail : j’avais cette réunion à neuf heures et demie …

GIULIANA : … à neuf heures et demie ?

TULLIO : … oui, à neuf heures et demie. Les embouteillages. Les voitures. La réunion. Le portable qui sonne, qui sonnait … et qui sonnait. C’était Nathalie : le Professeur est furieux, il attend, tout le monde attend, m’attend ! Et moi ?

GIULIANA : Il était tard …

TULLIO : Je lui ai dit, je lui ai fait : " Fais-les patienter ".

GIULIANA : … tard…

TULLIO : Mais eux, ils remettent la pression : le travail, la réunion, le stage. Nathalie, Maria, Maria, ou, comment s’appelle-t-elle encore, la nouvelle secrétaire ? Nathalie, Teresa …

GIULIANA : Teresa : non certainement pas !

TULLIO : … et puis, le trafic, les embouteillages, l’accident. Ma tête qui explose. Et en plus…

GIULIANA : La chaleur ?

TULLIO : Certainement : la chaleur !

GIULIANA : Plus que : chaleur,

TULLIO : Bien plus. L’étouffement. L’air conditionné ne suffit pas, ne suffira jamais. Les klaxons, la sirène, l’accident, le trafic qui augmente, gonfle, s’envole vers la folie, puis se bloque … (il murmure) …la chaleur…

GIULIANA : La chaleur ?

TULLIO : Pareil, dans ma tête, qui pèse comme du plomb, avec toutes les idées qui montent, augmentent, gonflent, s’envolent vers la folie, puis se bloquent.

GIULIANA : Oui, se bloquent…

TULLIO : Moi, je crois devenir fou, dans cette boîte de conserve de viande, de viande humaine. Je ne sais plus que faire, que dire, ni où aller, encore moins pourquoi. Quels sont mes motifs, tout ça, quoi… Mon portable sonne et je ne réponds pas, je ne réponds plus. On me klaxonne, je fais semblant de rien… Je me renferme en moi-même et j’essaie de contrôler les flux : le flux de mes pensées, il faut réguler leur cours, leurs développements, réguler le cours des évènements. Comprendre le sens de tout ça. Décider des priorités, s’adapter au temps et faire des choix, décider d’où aller. J’arrive à mon bureau. Il est tard. Mais, et c’est incroyable, maintenant je suis tranquille, je me maîtrise, je maîtrise mon temps. Le silence … partout … sur tout… Je trouve à me garer. En plein soleil. Il fait chaud, on étouffe. Ca ne fait rien. J’arrête la voiture, je descend. Je ferme la portière, je m’en vais : le réunion. Je marche, calme, apaisé, tranquille. Maintenant, oui, je sais ce que je dois faire, ce que je dois dire. Maintenant, oui, je maîtrise, je suis maître de mon temps : Temps Modernes. Je vais à ma réunion, je parle, je m’excuse, je m’engueule, j’ai raison, je sais que j’ai raison et j’arrive à l’imposer. Ils sont tous de mon côté. Je les ai convaincus. L’opération est pour moi, je l’ai entre les mains. Et moi, oui, j’en suis le maître. (tout d’un coup, à l’improviste, il s’émerveille) Par contre, Nathalie ne comprend pas, elle m’appelle : " Monsieur, c’est à propos de votre femme. Elle veut savoir pourquoi vous n’avez pas amené le "bébé " chez sa mère "… Le " bébé " ! Le " bébé " ! Dans la voiture … en plein soleil … en pleine canicule … depuis 10 heures. Et maintenant, il est … 13 heures ! Treize heures ! (un temps) Je me lève, je me bouge, je bondis, je quitte la réunion, je sors du bureau. Je cours ! Le " bébé " ! Le " bébé " doit avoir chaud, il doit pleurer, encore. Dans cette voiture : enfermé là à étouffer de chaleur… ! Enfermé dans cette boite de conserve pour chair humaine. Dans la voiture ! Le " bébé ", il doit avoir soif, il doit être désespéré, il doit avoir faim, soif, il doit transpirer, il doit être en colère, pauvre " bébé "…, … " desséché ! "

GIULIANA : … " desséché "…

TULLIO : Je l’ai trouvé comme ça : mort, déshydraté. De chaleur. Dans cette boite de conserve…

GIULIANA : .. pour chair humaine.

TULLIO : " Chacun ne possède que ce qu’il a donné ". (extrait de " L’Innocent ", de Gabriele d’Annunzio).

 

 

RIDEAU